IAPOCALYPSE NOW
IApocalypse Now
RUDY RICCIOTTI, L’HOMME BÉTON
Rudy Ricciotti, l’homme béton
IAPOCALYPSE NOW
IApocalypse Now
RUDY RICCIOTTI, L’HOMME BÉTON
Rudy Ricciotti, l’homme béton

ÉVA /
SION

LE PARADIS
PERDU DE CHRISTIANIA

Texte et photos : Jean Marie Hosatte

À Copenhague, la communauté autonome la plus célèbre du monde vieillit et rentre dans le rang. Reportage dans une cité libre inventée par les hippies et devenue curiosité touristique.

Le portail d’entrée de Christiania.

En 1971, des habitants de Copenhague investissent d’anciennes casernes militaires laissées à l’abandon. Et créent la cité libre et indépendante de Christiania.

Une architecture utopique imaginée par un habitant de Christiania, mais jamais réalisée.

En quelques jours, les premiers squatters qui arrivent par centaines décident de faire sécession. Le 13 novembre 1971, Kim, Sven, Ole et Jakob griffonnent la constitution de la cité libre et indépendante de Christiania : « L’objectif de Christiania est de construire une société autonome où chaque individu peut s’exprimer librement, de façon responsable envers la communauté. Cette société devra s’autosuffire économiquement, et les aspirations communes tenteront de montrer que la pollution, psychique comme physique, peut être évitée. »

CITÉ SANS RÈGLES

Nicholas Albery, le penseur britannique alternatif le plus influent de l’époque s’enthousiasme. « Christiania, c’est la septième merveille de l’univers alternatif. C’est une des plus importantes expériences dans les relations humaines à n’avoir jamais été tentée. » La gauche est beaucoup plus circonspecte. Elle voit en Christiania une tentative de réaliser une forme de capitalisme chimiquement pure sans lois, sans règles, sans impôts, ni taxes et sans aucune bureaucratie. La droite n’a pas de mots assez durs pour condamner cette lubie de marginaux, de fainéants et de débauchés.
Les pushers, les vendeurs de drogue, s’installent en même temps que les hippies, les pauvres, les militants et les marginaux. La consommation de drogues douces est un élément constitutif du mode de vie christianite. Même si les pushers n’ont jamais été acceptés au sein de la communauté. Ce n’est pas une question de loi vu que les Christianites n’en reconnaissent aucune. Mais plutôt une affaire de « vibrations » que Per et Vibeke, deux figures historiques de la communauté résument ainsi. « Nos lois, même si personne ne songerait ici à en faire un code, sont très strictes à ce sujet. On ne vend aucune drogue dure à Christiania parce que cela pourrit l’atmosphère. Les bouffées délirantes des toxicomanes, les vols, les cambriolages, les agressions, tout ça crée de mauvaises ondes qui perturbent l’esprit de la communauté. »

Une architecture utopique imaginée
par un habitant de Christiania,
mais jamais réalisée.

En 1971, des habitants de Copenhague investissent d’anciennes casernes militaires laissées à l’abandon. Et créent la cité libre et indépendante de Christiania.

Activiste britannique des années 70, Nicholas Albery voyait en Christiania « la septième merveille de l’univers alternatif ».

« Depuis cinq ans, affirme Ole Lykke, un septuagénaire qui conserve toutes les archives de Christiania, l’accord est respecté par les dealers. Nous sommes réfractaires au concept même de loi parce qu’elle implique l’organisation de la société selon une hiérarchie. Christiania doit rester ce lieu unique en son genre, où ceux qui sont condamnés à occuper les plus mauvaises places dans une organisation sociale hiérarchisée peuvent vivre, libres, à leur rythme, protégés par l’entraide mutuelle. Nous n’acceptons pas plus la loi des pushers que celle de l’État. » 

Il aura fallu quarante ans à la Municipalité de Copenhague pour accepter l’idée que Christiania n’était pas une gueule de l’enfer s’ouvrant, béante au paradis du hygge, la formule du bonheur danois. Les fonctionnaires reconnaissent que les anarchistes christianites ont su gérer les problèmes de la drogue et de la grande exclusion dans leur communauté. Leurs maisons construites sans permis ne se sont pas effondrées sur leurs occupants. Les bâtiments squattés ne se sont pas embrasés. Aucun leader délirant n’a jamais émergé. Aucune secte ne s’y est développée.

Le Grønne Hal, un immense hangar où les Christianites viennent acheter les planches, les vitres, les portes, les bouts de ferraille de récupération qu’ils utilisent pour entretenir leurs logements.

Christiania est même devenue une des premières attractions touristiques du Danemark. Cinq cent mille visiteurs s’y bousculent chaque année. Dans le camp christianite, on est bien obligés de constater que la majeure partie de la population de la cité libre est désormais constituée « d’adolescents sexagénaires ». Même si chaque logement vacant est convoité par une vingtaine de candidats extérieurs, la communauté vieillit. Les marginaux sont de moins en moins nombreux et les autres sont fatigués d’une confrontation sans issue avec les autorités. Au terme de l’accord conclu en 2011 avec la Municipalité, Christiania devient collectivement propriétaire de la dizaine d’hectares et des bâtiments qu’elle occupe, mais qu’elle ne peut pas revendre. La communauté décide seule d’attribuer les logements, selon un droit d’usage. Les occupants ne possèdent jamais l’espace qu’ils habitent. La propriété reste le vol.

PIONNIERS ÉCOLOS

Selon les termes de l’accord de 2011, l’État reconnaît officiellement la cité libre, une démocratie directe, non élective. Toutes les décisions doivent être acceptées à l’unanimité pour être appliquées. En contrepartie de cette reconnaissance, Christiania achète les terrains et bâtiments qu’elle squatte depuis 1971. Pour rembourser ses énormes emprunts bancaires, garantis par l’État, la communauté est obligée de collecter les contributions de ses 900 membres, calculées selon le nombre de mètres carrés occupés. « Des loyers dans la capitale mondiale du squat ! reconnaît Allan Borne. Certains ont vu dans cet accord le début de la fossilisation de notre expérience. Allons-nous préserver notre capacité à inventer, à laisser penser qu’il existe d’autres chemins, d’autres voies, d’autres urgences ? »

Depuis 2011, les 900 membres de la capitale du squat payent des loyers.

L’ÂGE DE RAISON

Dans la grande salle où il conserve tout ce qui a été écrit ou publié à Christiania, Ole Lykke feuillette un album où il a rassemblé toutes les esquisses des maisons imaginées par des Christianistes. « Aucun de ces projets magnifiques ne se réalisera. Nous n’avons pas eu les permis de construire et nous avons accepté ces décisions. Quelque chose a changé ici. C’est comme si, du jour au lendemain, nous étions devenus incompétents. C’est pourtant ici que, dès les années 70, on a utilisé des matériaux recyclés pour construire. Nous sommes parmi les premiers à avoir imaginé une existence libérée de l’obsession d’accumuler des biens. Nous avons été les premiers à nous soucier de notre impact sur l’environnement. Toutes ces idées sont désormais acquises.

Le monde nous a rejoints et nous risquons de nous fondre dans la masse. »
« L’accord a rendu Christiania grasse et raisonnable », se désole un client croisé au Grønne Hal, un immense hangar de bois où les Christianites viennent acheter les planches, les vitres, les portes, les bouts de ferraille de récupération qu’ils utilisent pour entretenir leurs logements. « Préserver notre manière bien particulière de construire et de décorer nos maisons, c’est la dernière façon de nous souvenir de ce que nous voulons rester. Pas de chef, pas d’architecte. Christiania, c’est un truc où cohabitent des types bien qui réfléchissent et d’autres qui délirent. Des bosseurs et des fainéants. Nous ne sommes pas un modèle même si beaucoup nous suivent. » Devenir exemplaire ? Presque la honte.

N°138

error: Le contenu est protégé