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Une vie sur le tapis

Les portes de l’hypermarché sont ouvertes depuis deux minutes.
Perché sur une échelle, notre reporter photographe les attend. Ils arrivent. Ce sont les premiers clients du matin, ceux qui « ont la réputation d’être les plus difficiles ». Ainsi défile sous ses yeux, au fil de la journée, la vie d’une grande surface du sud de la France, rythmée jusqu’au moment de vérité : la caisse. Quand en deux minutes, « on offre sa vie sur le tapis ».

Texte et photos Jean-Marie Hosatte pour WE DEMAIN

05 h 00 : une profusion encore figée dans le silence

   Je suis à l’à-pic des strasbourgs. Un peu à l’ouest des francforts. C’est logique. À 9 heures, la vallée du vin. À midi, le bazar. À 15 heures, la banquise vitrée des surgelés. J’ai eu l’autorisation de monter sur une échelle pour faire des images au-dessus de l’immensité de l’Hyper. Vue de haut, cette variété infinie de produits, d’objets, de nourriture, de sodas, d’eaux, d’alcools, de viandes, sidère. Cette profusion est encore figée dans le silence. À une petite centaine de mètres de l’endroit où j’ai placé mon échelle, les portes de l’Hyper ne sont pas encore ouvertes.
   La scène est dégagée. Pas le moindre papier au milieu des allées. Rien n’irrite plus les clients que d’être ralentis par un obstacle imprévu pendant leur cheminement des fruits et légumes au rayon lessive en passant par les sardines en boîte. Que quelqu’un se blesse dans l’enceinte de l’Hyper, c’est l’autre inquiétude permanente de la direction de l’établissement. On demande à tout le personnel présent sur la surface de vente de veiller à ce que rien ne traîne ni ne dépasse des rayonnages. Tout doit être rangé et aligné au millimètre. Personne n’est plus scrupuleux, à cet égard, que David, responsable depuis des années du rayon épicerie. Il sait exactement comment les clients vont penser et réagir quand ils entreront sur son territoire, ces quelques dizaines de mètres de rayonnages où l’Hyper réalise une partie non négligeable de sa marge. David sait par où «ils» vont arriver, où «ils» vont s’arrêter, devant quelles boîtes ou quels paquets «ils» vont hésiter et sur quels produits «ils» se rabattront quand les fins de mois s’annoncent difficiles. David sait quels produits ne doivent jamais manquer en rayon. Ceux-là, il faut que les clients les voient tout de suite, même s’ils n’en achètent pas. S’il n’y en a pas ou simplement pas assez, le malaise s’installe. Quelque chose manque. Quelque chose ne tourne pas rond. Rien ne doit changer dans l’Hyper. C’est l’un des derniers îlots de stabilité dans la vie des gens. Les gens deviennent maniaques quand ils entrent à l’Hyper. Les mêmes choses toujours au même endroit. La vie est trop pleine de surprises, souvent mauvaises en ce moment. Une rassurante routine, c’est le bonus que l’Hyper offre aux clients.

   On ouvre dans dix minutes. Les employés, qui ont embauché à 5 heures du matin, ont presque fini de remplir les rayons. Quelques retardataires sont encore à genoux, le haut du corps englouti par une armoire frigorifique. On leur a apporté trop tard les colis de marchandises à installer. Depuis le milieu de la nuit, à l’arrière de l’espace de vente de l’Hyper, les camions arrivent non-stop pour livrer les marchandises. Les retards ne sont pas tolérés. Une livraison qui arrive trop tard ou que l’on tarde trop à déballer et c’est toute la mécanique parfaitement rodée de l’immense usine à vendre qui s’enraie.
   Il ne faut pas que des embouteillages se forment autour de l’Hyper. L’énorme complexe commercial s’est développé à l’entrée nord de la ville. Des milliers de voitures passent par là chaque matin.

«J’ai un hard discount juste à côté de chez moi, j’y vais pas... C’est bien moins cher mais j’ai l’impression que c’est la dernière étape avant les Restos du cœur. Ça me fait flipper.»

Si ça bloque au niveau de l’Hyper, tout s’arrête. Les gens s’énervent vite. «Ce n’est pas vraiment que ça les gêne d’arriver avec dix minutes de retard au travail, m’a expliqué un vigile. Mais ça leur fait plaisir de téléphoner pour nous engueuler. C’est comme si on leur donnait une occasion de régler leurs comptes avec l’Hyper. Ils viennent chez nous depuis des dizaines d’années. Avant, c’était la sortie du samedi. Maintenant, ils ont peur de ne pas y arriver. Ça les fait flipper, ça les gonfle, et ils nous en veulent. S’ils trouvent quelque chose à nous reprocher, ils ne nous ratent pas.» Les premiers clients du matin ont la réputation d’être les plus difficiles. Ils sont là parce que cela leur permet d’éviter ce qu’ils détestent le plus à l’Hyper: les Autres. Les Autres qui bousculent. Qui se garent sur les bonnes places du parking. Qui piétinent dans les rayons sans se décider. Qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Les Autres qui vont prendre les fruits et les légumes les plus frais, les plus jolis poissons, la plus belle viande ou les bas-morceaux les moins chers.

   Les portes coulissantes de l’Hyper sont ouvertes depuis deux minutes. Le premier client passe sans accorder un regard à l’échelle sur laquelle je suis perché. Il en passe deux ou trois autres. Je fais les premières photos des allées qui se remplissent. Une mère de famille et ses deux filles, toutes voilées, m’interpellent:
- Ils ne faut pas nous prendre en photo.
- Vous êtes arrivées dans mon dos. Je ne vous avais pas encore vues dans mon viseur.
- Je voulais juste vous prévenir. Il ne faut pas nous prendre en photo.
- Pourquoi?
- Parce qu’on est voilées. On veut pas d’histoires.
Je leur propose de vérifier sur mon appareil. Je prends mes photos à une vitesse très lente, les personnes ne sont que des traînées de couleur. Aucune n’est identifiable. Elles refusent.
- On veut pas de photos, c’est tout. Pas de photos, rien.
- Je peux vous demander pourquoi vous venez à l’Hyper?
- Je sais pas. C’est comme ça depuis que je suis arrivée en France. Maintenant, c’est mes habitudes.
Elles s’en vont. La mère de famille me regarde par-dessus son épaule. Je remonte sur mon échelle.
- Hé ! Ho! Je veux mon droit à l’image !
Je redescends de mon échelle. L’homme, la quarantaine, ne me laisse pas le temps d’en placer une.
- Je laisse assez de fric à l’Hyper. Je vais pas leur faire de pub gratos sur mon dos. Je veux le droit à l’image.
- Ça veut dire quoi: «Je veux le droit à l’image»?
- Ça veut dire que je dois être indemnisé.
- Je vous ai causé un préjudice?
- C’est juste que c’est pas juste. L’Hyper se fait des max de thunes sur notre dos. Je vais pas leur faire cadeau de ma gueule. Et vous aussi, vous allez gagner quelque chose si vous me prenez en photo. C’est normal de partager.

10 h 00 : les clients du petit matin sont déjà partis.

Je lui annonce les tarifs et les délais de paiement imposés aux photographes de presse.
- Tu déconnes? (Entre prolo, on se tutoie.)
- J’aimerais bien... Pourquoi tu fais tes courses, ici?
- Parce que quand je vois tout ça, je me dis que tout n’est pas foutu. Si des mecs peuvent se payer de la viande à
50 balles le kilo, ça veut dire que ça marche encore un peu dans ce pays. Et puis, c’est propre. J’habite avenue Victor-Hugo. J’ai un hard discount juste à côté de chez moi, mais j’y vais pas. Sur le parking, t’as les mecs qui font la manche.
Dedans, c’est tout en bordel. J’aime pas. C’est bien moins cher qu’ici, mais j’ai l’impression que c’est la dernière étape avant les Restos du cœur. Ça me fait flipper. Sans dec

   Les allées se sont remplies. Les clients du petit matin, ceux qui n’aiment pas les Autres sont déjà partis. On se bouscule devant l’étal à poissons de José. J’ai remarqué que certains clients gèrent leur progression dans la file pour être sûrs d’être servis par le poissonnier en chef de l’Hyper, en personne. C’est un passionné, José. Du Portugal, de son travail mais surtout des poissons. Je crois savoir qu’avant, il avait une boutique mais il est venu travailler à l’Hyper. Il sert les clients comme s’il les accueillait chez lui. «C’est comme ça. Il y en a qui comptent à l’euro près, d’autres qui ne vont plus parler à personne de la journée. Je veux juste qu’il passe un bon moment avec moi. C’est important, les bons moments. Les gens sont de plus en plus inquiets, je le sens.»

   «Jean-Marie, qu’est-ce que tu fais-là?» Je redescends de mon échelle. Je crois reconnaître dans cette dame grisonnante une élève de 3e A du collège Bachelard. Elle me donne son nom. Vague souvenir. Elle me pardonne parce que «ça fait quarante ans, non quarante-cinq! Tu te rappelles quand ils ont tourné Les Valseuses dans notre rue? On a passé des après-midi entiers avec Depardieu et Dewaere !
- Evidemment, que je m’en rappelle. C’était l’événement!»
Ça m’a fait bizarre de lire des années plus tard que Bertrand Blier avait choisi notre quartier et notre rue parce qu’il les trouvait tellement glauques qu’il en a fait l’archétype des cités moches des Trente Glorieuses. Je ne la voyais pas comme comme ça, notre rue.
- Moi aussi, j’aimais bien le quartier. Mais je n’y vais plus du tout depuis des années. On ne risque plus d’y tourner un autre film. C’est trop dangereux. Notre rue, elle est contrôlée par des “choufs” (guetteur travaillant pour des dealers, ndlr). Ça tire à la kalachnikov dans tous les sens.
- Je sais, j’ai lu. J’ai été invité par le préfet pour faire un tour du quartier après la dernière intervention du Raid.
Je suis passé au centre commercial qui était à côté du collège. »
- Tu as vu comme c’est triste ? Moi, il y a des années que je n’y mets plus les pieds. On n’est vraiment plus les bienvenus, la-bàs. Ça n’en finit pas de mourir. C’est sinistre. Alors, je viens ici.

On se sent coupable... Coupable d’acheter de la malbouffe, trop de viande rouge (...), des trucs en plastique pas bons pour la nature...

- Pourquoi justement ici?
- Parce que je ne sais pas comment ils font, mais ici il n’y a jamais un problème. On n’a pas l’impression qu’à trois kilomètres d’ici, c’est en train de devenir comme les quartiers nord de Marseille.»
Je pose la question à un vigile de l’Hyper.
- Pourquoi c’est si calme ici?
- Parce que c’est pas propre, c’est impeccable. Tu fais pas le ménage pendant une semaine et même nous, on tiendra plus le truc. Les emmerdeurs, ça les ensuque, la propreté. Et les mamans du quartier qui descendent ici, ça leur fait plaisir de venir dans un beau magasin. Elles se croient françaises, comme les autres. Elles se croient riches. Si un p’tit con vient faire le caïd ici, elles vont vite le calmer. Faut que ça reste la Suisse, ici. Pas de papier qui traîne. Rien.»
   L’Hyper vient d’investir des millions pour être encore plus propre, plus vaste, plus lumineux. Pas un recoin n’échappe aux caméras de surveillance. On a créé une vraie boulangerie traditionnelle, une vraie boucherie, une vraie pâtisserie, une vraie charcuterie sur l’espace de vente. Cela n’attire pas de nouveaux clients mais les habitués se sentent bien traités. Fini la baguette industrielle rassie en deux heures. Le pain de François, il est bon «comme avant», ou plutôt comme le pain qu’on trouvait «au centre-ville d’avant». Mais l’ancien centre est devenu très difficile d’accès aux voitures. Sur l’avenue centrale, les communautés se croisent sans se regarder, presque totalement étrangères les unes aux autres. C’est là que le quartier vient se faire voir et s’affirmer. Le maire a été obligé de prendre un arrêté contre les mariages civils qui dégénéraient en «fantasia». Un homme a été poignardé devant l’une des boutiques les plus chic. L’Hyper récupère ainsi la clientèle qui évite maintenant d’aller faire ses courses dans les rues piétonnes autour de la mairie et du théâtre municipal. Le centre commercial se transforme en centre commerçant de la ville.

   Je regarde un homme seul, plongé dans la contemplation d’un long alignement de charcuterie. Que choisir ? Son seul problème, semble-t-il, pour l’instant. Un couple de vieux passe au-dessous de moi en se tenant la main. Même les enfants semblent calmes. Depuis que j’ai commencé ce reportage à l’Hyper, je n’ai vu aucun gamin faire de caprice. À l’image de tous les autres clients, les enfants deviennent sérieux quand ils passent les portes de l’Hyper. Acheter est devenu une affaire très sérieuse. «Les clients ne quittent pas des yeux le morceau que je découpe devant eux, me dit Manon, 22 ans, qui s’est prise de passion pour la boucherie après avoir effectué un remplacement au pied levé. J’aime couper, préparer, présenter. Et je crois que cela correspond bien à l’état d’esprit des gens. Tout est cher. La viande en particulier, alors ils deviennent attentifs. On prend plus de temps pour les servir parce qu’on sent que pour eux, mettre 40 ou 50 € dans de la viande, c’est devenu quelque
chose d’important. Ça se respecte.»

10 h 00 : les clients du petit matin sont déjà partis.

   Les chiffres le disent: les achats d’impulsion s’effondrent. On vient à l’Hyper avec une liste que l’on suit. Fini l’improvisation. La plupart des clients savent ce qu’ils veulent et ont déjà calculé ce qu’ils vont payer à la caisse. «Ils sont agacés quand la note dépasse ce qu’ils avaient imaginé.» La jeune femme qui me parle est étudiante en lettres classiques. Elle travaille comme caissière à l’Hyper pour payer ses études. «Les gens ne sont pas agressifs. Ils sont sous pression... Il n’y a plus d’insouciance.»
   À quoi peut donc servir l’Hyper si acheter devient une affaire d’aussi grande importance? Le modèle économique de la grande distribution s’est fondé sur une certaine frivolité des consommateurs. Tout est disponible et rien n’est cher, pourquoi se priver? Pourquoi ne pas essayer cet aliment, cet appareil? Si ce n’est pas bon, si ça ne marche pas, ça n’est pas très grave, on a les moyens d’essayer autre chose. Depuis que la grande distribution contrôle le commerce en France, les consommateurs se sont habitués à l’idée que manger ne coûtait presque rien. La part de l’alimentation dans le budget des ménages n’a cessé de se réduire. Tout a basculé avec la Covid, qui a rappelé que les produits essentiels pouvaient venir à manquer. Le retour de l’inflation a fini de ramener les clients de l’Hyper à la réalité. «Avant, m’explique une responsable du rayon bazar, les gens entraient et venaient directement ici pour faire un achat plaisir. Les ventes ont explosé avec les émissions où les cuisiniers sont les vedettes. Tout le monde voulait des ustensiles, des casseroles, des marmites, des couteaux haut de gamme. Et ensuite, ils allaient acheter à manger sans y passer trop de temps. Ça n’est plus du tout comme ça aujourd’hui. Ils achètent d’abord à manger et ensuite, ils viennent flâner ici... quand ils ont le temps et de l’argent à dépenser. Mais souvent, ils n’ont ni l’un ni l’autre.»

   Fin de matinée, les employés commencent à combler les vides dans les rayons qui attirent le plus de clients: les produits à date de péremption proche, les pâtes, le riz, les conserves de poissons et de légumes, la viande en barquette et le pain. L’Hyper a beaucoup investi dans la création d’une vraie boulangerie dans l’espace de vente. François, le boulanger, a la réputation de faire le meilleur pain alentour. Les clients sont de plus en plus nombreux. On va bientôt atteindre le pic de fréquentation de la journée. Les employés des bureaux et des magasins alentours viennent acheter des plats préparés pour leur déjeuner. L’Hyper leur en propose une large variété, ce n’est ni mauvais ni trop cher. Le restaurant, à l’entrée, a ses habitués du matin, du déjeuner et de l’après-midi. C’est une vie de quartier, sans quartier, de l’urbanité et du vivre-ensemble emballé en boîte de béton et d’acier de 500 m de long sur 100 de large, sous éclairage artificiel. Mais il suffirait de pas grand-chose pour que la clientèle change ses habitudes. Que l’Hyper semble moins propre, moins plein, moins «bien fréquenté». Il suffirait que l’ambiance se dégrade pour que les clients se rabattent sur Internet pour leurs achats. Elle existe cette tentation de rester chez soi pour faire ses courses, chez soi sans avoir à affronter un environnement que l’on croit de plus en plus hostile et incompréhensible. Le Drive de l’Hyper marche bien, c’est un signe que de plus en plus de gens hésitent à se mêler à la cohue, dans l’espace de vente de l’Hyper.

   Car il n’y a pas d’espace plus culpabilisant que l’Hyper. On se sent coupable d’y arriver, quand tant d’autres se serrent visiblement la ceinture. Coupable d’acheter de la malbouffe, du code rouge sur le Nutriscore. Coupable d’acheter un peu trop d’alcool. Trop de viande rouge. Coupable d’acheter du halal, parce que les Autres vont penser que c’est de la provocation.

« Les gens deviennent maniaques quand ils entrent à l’Hyper. Les mêmes choses toujours au même endroit. La vie est trop pleine de surprises... »

Coupable d’acheter des trucs en plastique pas bons pour la nature. Coupable de se faire plaisir en cédant à la tentation de l’inutile. Coupable de se montrer en pantacourt ou en abaya. Coupable d’avoir des gosses pas sympas qui font des caprices dans le Caddie.
   L’Hyper, c’est l’endroit où la population, dans son immense variété, est obligée de se confronter à une interminable liste d’injonctions. Celles d’être raisonnable sans se priver, de bien consommer, de préserver sa santé et celle de la planète, de céder aux tentations mais sans grossir. Injonctions, sommations même, de ne pas utiliser trop d’emballages, de faire attention au sucre, de s’afficher laïc et républicain, de ne pas faire de remarques à ceux qui s’habillent en musulmans pratiquants, de bien présenter, de ne pas s’énerver, de rester cool même si la fin du mois a commencé le 10 et que l’on n’est pas tout à fait certain que, tout à l’heure, à la caisse, la carte de crédit passera.
   Une caissière m’a avoué que ce qu’elle redoute le plus, c’est le moment où le père de famille, la maman avec les gosses, découvrent la sanction « Paiement refusé » sur l’écran du terminal de carte bleue. «Quand ça arrive, pendant une seconde, tu as tout dans leurs yeux, la tristesse, la colère, et tout de suite après, une immense fatigue. C’est comme si tout l’immeuble de l’Hyper leur tombait sur les épaules. » La caissière, encore : «Cela fait des années que je travaille ici. Eh bien, je te jure que je n’ai jamais, jamais vu ou entendu, quelqu’un faire une réflexion quand la carte de crédit est rejetée. On voit passer pas mal de gens désagréables dans la journée, mais jamais je n’en ai vu un seul rouspéter parce que la carte du type devant lui n’a pas marché et que ça lui fait perdre du temps. Je crois qu’ils ont tous tellement peur que ça leur arrive, que ça les rend compréhensifs.»

   18-19 heures, avis de forte affluence aux caisses. La caissière m’a mis au défi: «Regarde bien comment sont les gens quand ils attendent leur tour pour payer. Ils font presque tous la même chose.» Je regarde longtemps. Les isolés, les familles, les immigrés, les jeunes femmes, les femmes voilées, les stressés, les indifférents, les adolescents, les vieux, les discrets, les frimeurs. Incroyable diversité humaine. Quel point commun peut-il y avoir entre tous ces gens en dehors du fait qu’ils viennent tous à l’Hyper pour se nourrir, s’habiller, s’équiper, se distraire, aussi, au simple spectacle de la vie autour d’eux? Je finis par remarquer que personne ne regarde ce qu’un client met sur le tapis avant de passer à la caisse. Tout au plus, les plus indiscrets se permettront-ils un bref coup d’œil. « C’est ça, confirme la caissière. Les clients ne détaillent pas ce que les autres achètent en espérant que les autres seront aussi discrets avec eux. C’est toute leur vie qu’ils mettent sur le tapis, devant nous, pendant deux minutes.»
   Toute leur vie... que les clients les plus âgés trouvent infiniment moins légère qu’à l’époque où l’Hyper a ouvert ses portes. Toute leur vie... que les plus jeunes trouvent bien plus supportable que celle qui les attend, quand rien ne sera plus aussi facile que d’aller faire ses courses à l’Hyper.

« Une interminable liste d’injonctions: être raisonnable sans se priver, bien consommer, préserver sa santé et celle de la planète...»

18 h 00 - 19 h 00 : il y a foule aux caisses.

« Une interminable liste d’injonctions: être raisonnable sans se priver, bien consommer, préserver sa santé et celle de la planète...»

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