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HOLD-UP

Comment les mégagaleries
braquent l’art contemporain

 
 
 
 

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Comment les mégagaleries
braquent l’art contemporain

Plusieurs dizaines de milliards de dollars, c’est ce que représente l’art contemporain. Un marché juteux que s’accaparent, et se disputent, les cinq plus grands marchands d’art de la planète. La concurrence, féroce, se joue à coups de mégagaleries, espaces aussi surprenants que grandioses, pour attirer les artistes contemporains les plus cotés et, encore mieux, leurs ayants droit.

Texte Jean-Marie Hosatte

The Comedian de Maurizio Cattelan
Pékin, Chine, 28 novembre 2021. La banane attire l’attention des visiteurs au Centre d’art contemporain, dans le cadre de l’exposition-rétrospective «The Last Judgment » consacrée à l’artiste italien.

   Histoire absurde. Maurizio Cattelan colle une banane sur un mur en 2019, pendant Art Basel, la Foire d’art contemporain, en 2019. L’artiste déclare que c’est une œuvre qu’il nomme The Comedian. Le galeriste qui le représente la met en vente. La banane collée est immédiatement adjugée à 120000 euros. Quelques tirages photo de l’œuvre et des droits d’auteur sont cédés pour 400000 euros environ.
   David Datuna, un artiste qui veut protester contre la faim dans le monde, mange The Comedian. Aucun problème : l’iconoclaste a bien vandalisé une œuvre originale, mais n’a pas détruit le «concept artistique». Le concept donc est présenté et doctement commenté par d’éminents spécialistes dans les plus grandes foires et expositions du monde. La banane arrive à Séoul, où l’attend Noh Hyun-Soo. Le jeune étudiant mange l’œuvre-banane : il a faim, et la banane exposée lui donne l’occasion de combler un petit creux et de «poser un acte de rébellion sur l’acte de rébellion » de Cattelan. Aucun problème, encore une fois, pour l’artiste italien. Ce qui compte, c’est le concept, l’idée et son prix. Astronomique. Que la banane ait été mangée ou pas, l’argent coule à flots. Mais, en Floride, Joe Murford, autre artiste au ruban adhésif, prend la mouche. Lui aussi a collé des bananes sur un mur accompagnées d’oranges et, surtout, il l’a fait avant Maurizio Cattelan. L’Italien qui «se moque de tout » (c’est lui qui le dit) ne rigole plus. L’affaire est sérieuse. On plaide. Un juge finit par absoudre Cattelan. La décision du tribunal est motivée par le fait que les angles d’inclinaison des bananes diffèrent entre les œuvres de Murford et Cattelan.

   En moins d’un an, la banane scotchée de Cattelan aura généré au bas mot 500000 euros. Elle aura mobilisé une foule de journalistes, d’experts, d’historiens de l’art, mais aussi des avocats. Tous ces gens ont reçu salaires et honoraires, et perçu des droits. La banane de Cattelan a fait couler pas mal d’encre, et encore plus d’argent! Moins d’un euro de matière première et quelques secondes du temps de l’artiste ont rapporté un million de fois la mise initiale.


   DES PRATIQUES DE FINANCIERS
L’art contemporain sert à cela. Aucune industrie n’est plus lucrative. Aucune activité économique ne crée de bénéfices aussi stratosphériques. Pour bien comprendre comment fonctionne le système de l’art contemporain, il faut le rapprocher de l’univers de la finance avec lequel il a de nombreux points communs. Les banques centrales émettent des images, billets de banque et pièces de monnaie, et en fixent la valeur – valeur garantie par les réserves d’or et la solvabilité des États, créateurs de leur monnaie. L’art contemporain fait la même chose : lui aussi produit des images, les œuvres, et déclare leur valeur. Et tout comme le contribuable qui ne discute pas la valeur de la monnaie qu’il utilise, le public n’est pas habilité à juger les œuvres mises en circulation, un privilège réservé à un groupe très fermé de galeristes et de collectionneurs. Et la valeur de ces œuvres est garantie par celles qui sont stockées dans les grandes collections privées.
   Plus concrètement ? Si la banane scotchée par Cattelan vaut 120000 euros, c’est parce que son Hitler, enfant, priant à genoux (Him) ou son Pape écrasé par une météorite (La Nona Ora) en valent plusieurs millions. Si la moindre babiole de Jeff Koons coûte des brouettes pleines d’euros et de dollars, c’est parce que chaque pensionnaire de sa ménagerie de Rabbit et autres Balloon Dogs en valent déjà des dizaines de millions. Pour que la valeur des œuvres ne risque pas de s’effondrer, les collectionneurs ne les revendent qu’en cas de force majeure : divorce, décès ou faillite. Le dernier risque est minime dans la mesure où les grands collectionneurs, ceux qui peuvent se payer du Cattelan, du Hirst, du Koons, du Kieffer ou du MacCarthy, sont tous too big to fail, trop gros pour se casser la figure.

Cattelan colle une banane sur un mur en 2019. Ce qui compte, c’est le concept, l’idée et son prix. Astronomique. Que la banane ait été mangée ou pas, l'argent coule à flots.

   L’ART DÉTESTE LE BEAU
Le vrai risque pour l’art contemporain est que les œuvres qu’il met en circulation soient jugées grotesques, inutiles, artificielles, scandaleuses, insultantes... Et, pire que tout, laides. Pourtant, l’art contemporain déteste le beau. C’est Jeff Koons, le courtier de Wall Street devenu l’artiste vivant le plus cher payé, qui le dit. La beauté est déclarée facile parce que les émotions qu’elle suscite sont immédiates. 

Elle est accusée d’être élitiste parce que pour créer du beau, il faut du talent: celui de peindre, de sculpter, de dessiner; de rendre une émotion à travers une forme. Le talent n’étant pas également distribué, il est rejeté, déclaré «fasciste». Et comme tout le monde peut avoir des idées, émettre des concepts, nourrir des intentions, on déclare que c’est cela qui fait la valeur des œuvres. Un sculpteur génial mais incapable d’expliquer les intentions qui l’ont guidé, un peintre maîtrisant son art à la perfection mais ne jugeant pas utile de disserter sur ses concepts, sont déclarés nuls comparés à Jeff Koons qui n’a jamais mis la main à la pâte pour créer une œuvre ou à Maurizio Cattelan qui se flatte de ne pas avoir d’atelier et de ne posséder qu’un téléphone pour mener sa carrière. Les œuvres les plus chères mises en circulation par l’art contemporain ne sont jamais fabriquées par ceux qui les revendiquent. Les stars de l’art contemporain ne veulent pas être «bêtes comme des peintres» qui s’angoissent devant leur toile, inventent de nouvelles formes en se salissant les mains.

   JE DIS, DONC JE SUIS
Être «bête comme un peintre», l’expression est de Marcel Duchamp, le génie que l’art contemporain revendique comme son père fondateur. En 1917, le sexy frenchy décide d’exposer un urinoir en porcelaine au Salon des indépendants du Nouveau Monde, à New York. Il a acheté cette banale pissotière à la quincaillerie Mott (118, 5th Ave).

Fountain (1917) de Marcel Duchamp (1887-1968)
Exposition au Palazzo Grassi, en 1993, à Venise.

Bouquet de tulipes de Jeff Koons
Paris, 4 octobre 2019. L’œuvre monumentale est inaugurée dans les jardins des ChampsÉlysées, derrière le Petit Palais. L’œuvre a été offerte à la Ville de Paris, en soutien du peuple américain aux Parisiens et Français endeuillés par les attentats de 2015-2016.

Duchamp signe l’immaculée porcelaine d’un Richard Mutt, 1917, la peint en noir et la rebaptise Fountain. Trois traits de peinture, un baptême et un «culot révolutionnaire», voici l’urinoir devenu œuvre. C’est un ready-made. Mais Fountain est refusée au Salon sous prétexte que ce n’est pas une création. Duchamp réplique que c’en est bel et bien une, puisque, lui, un artiste, en a décidé ainsi. Mais les commissaires de l’exposition campent sur leurs positions: «Pas de Duchamp aux Indépendants ! » Ce sera le titre d’une photo de Fountain que Duchamp commande à son ami américain, le photographe Alfred Stieglitz, puis d’un article que l’inventeur des ready-made fait écrire à Louise Norton. La jeune écrivaine française, établie à New York, y édicte le Premier Commandement de l’art contemporain: «Que l’artiste ait fabriqué ou non de ses mains la fontaine n’a pas d’importance. Il l’a CHOISIE. Il a pris un objet ordinaire et l’a placé de telle sorte que sa signification habituelle disparaisse sous le nouveau titre et point de vue, créant une nouvelle perception de cet objet.» Ce qui compte, c’est ce que l’artiste imagine, décide et dit. Il n’a plus besoin de peindre, de sculpter, de dessiner. Il fait un choix et le déclare publiquement.

   LA FRANCE SUR LA TOUCHE
Les ultrariches se passionnent pour l’art contemporain. Ils y trouvent une manière de se distinguer les uns des autres. Un milliardaire peut s’acheter autant de voitures de luxe, de yachts et de jets qu’il le souhaite, mais rien ne le distingue vraiment d’un autre milliardaire qui peut s’offrir les mêmes babioles. En revanche, payer des millions pour une œuvre unique ou, mieux, un concept particulièrement audacieux que le commun des mortels trouvera grotesque, voilà la meilleure façon de marquer sa différence. Et un excellent moyen d’afficher sa solvabilité.

Ascension des pois sur les arbres de Yayoi Kusama
Londres, Royaume-Uni, 2009. Installation au Queen’s Walk, le long de la Tamise. L’artiste japonaise dit que sa vie est «un point au milieu de ces millions de particules qui sont des pois».

This Little Piggy Went to Market, this Little Piggy Stayed Home, 1996, de Damien Hirst
Entre avril 2021 et avril 2022, Gagosian confie les clés de sa galerie de Britannia Street à King’s Cross (Londres), à Damien Hirst. Ce dernier expose ses propres œuvres, notamment «Natural History », qui porte sur des animaux conservés dans du formaldéhyde.

   Le galeriste Leo Castelli (1907-1999) avait, plus que personne, ce talent. Il disposait aussi des fonds de l’OSS (Office of Strategic Services), le précurseur de la CIA, qui souhaitait briser le monopole de Paris sur la consécration des styles, des écoles, des tendances et des artistes.
   À partir des années 1960, les États-Unis imposent leur «soft power» et mettent la France sur la touche. Leo Castelli a été l’instrument de cette politique. Il a inventé l’art contemporain américain. Il a choisi les artistes qu’il voulait entraîner dans ce mouvement et a créé de toutes pièces une clientèle internationale fortunée pour les œuvres que sa galerie new-yorkaise distribuait. Avec lui, les tableaux deviennent «de l’argent sur les murs».
   Malgré tout, Castelli détestait l’idée d’être considéré comme le plus grand marchand d’art du monde. Le mot marchand le gênait. Il préférait se présenter comme «un entrepreneur d’artistes». Il ne travaillait que sur le premier marché, c’est-à-dire celui des œuvres tout juste achevées et en quête d’un premier propriétaire. Castelli était donc constamment à la recherche de nouveaux talents, qu’il soutenait financièrement et moralement, jusqu’à ce qu’ils émergent et que la vente de leurs œuvres le rembourse de ses investissements.

   GAGOSIAN, LE « REQUIN» CALIFORNIEN
Larry Gagosian, formé par Castelli auquel il a succédé au sommet du marché mondial de l’art contemporain, n’a pas les mêmes pudeurs ni les mêmes délicatesses que son mentor. Gagosian déteste les marchands de tableaux qui se font appeler «galeristes». Il ne voit qu’hypocrisie dans ce genre de coquetterie. Comme lui, les galeristes qui dominent le marché ne seraient motivés que par leur addiction à l’argent. Ils ont trouvé dans l’art contemporain le meilleur moyen pour devenir immensément riches. Mais aucun de ses rivaux n’a jamais gagné autant d’argent que lui. Avec ses galeries aux quatre coins du monde, l’homme, qui a commencé en vendant de mauvaises photos de chatons et de paysages à Los Angeles, a un revenu annuel de 1 milliard de dollars. Il distribue la production des 100 meilleurs artistes contemporains, vivants ou morts, à travers son réseau de vingt galeries qui sont les rendez-vous obligés des 0,001 % personnes les plus riches de la planète. Parti de rien, il fait désormais partie de ce club très fermé. Gagosian, que ses partenaires voire ses amis soupçonnent d’être capable de tout pour empocher quelques millions de plus, reconnaît qu’il n’est intéressé que par l’expansion perpétuelle de sa fortune déjà colossale. À presque 80 ans, «The Shark» (le requin) n’a pas d’héritier, mais ne semble guère se soucier de savoir à qui iront et son immense fortune, et ses fabuleuses collections.
   À l’entrée des années 2010, les activités de la «galaxie Gago», toutes orientées vers le profit maximal, prennent un tour beaucoup plus culturel. Larry Gagosian organise l’une des meilleures rétrospectives Picasso jamais proposées au public. Puis une exposition Rubens, qui écrase en intelligence et en éclat tout ce que les grands musées avaient produit jusque-là. La plus puissante des mégagaleries ouvre également une maison d’édition de livres d’art. Elle devient vite, et sans surprise, la première au monde tant par le nombre d’ouvrages publiés que par leur qualité.

McCarthy sème des étrons géants gonflables de Berne à Hongkong. (...) Et plante un arbre de Noël gonflable à l’allure d’un immense sex-toy anal (Tree, 2014), place Vendôme, à Paris.

Larry Gagosian
New York, 7 septembre 2023. Le galeriste américain assiste au vernissage de l’exposition d’Ed Ruscha «Now Then», au MoMa.

L’objectif de ce fort investissement culturel est de transformer le nom Gagosian en une marque fortement identifiée à des pratiques commerciales transparentes et à un véritable souci de diffuser la culture au plus large public possible, même celle réservée habituellement aux initiés. La marque Gagosian doit incarner tout ce que le tycoon Gagosian n’est pas et n’a surtout pas du tout envie de devenir.
   Mais l’homme d’affaires a compris que la transformation de l’image de sa galerie est indispensable. Depuis le début des années 2000, l’opinion publique dans le monde se sent agressée par les stars de l’art contemporain, dont la plupart sont représentées par Gagosian. Les scandales se multiplient. Paul McCarthy, affirmant vouloir «emmerder le monde», sème des étrons géants gonflables de Berne (Suisse) à Hongkong (Chine). Koons danse sur des montagnes sans cesse plus vertigineuses de dollars en produisant des œuvres qu’il ne réalise pas, sur la base d’idées qu’il vole à la culture populaire. Andres Serrano ressort de ses placards des bocaux remplis d’urine où sont plongés des crucifix. McCarthy, encore lui, plante un arbre de Noël gonflable à l’allure de sex-toy anal géant (Tree, 2014), place Vendôme, à Paris. Anish Kapoor installe, en 2015, le Vagin de la reine (10 m de haut) dans les jardins du château de Versailles. Dans différentes sculptures, dont il ne fait que définir le concept, McCarthy transforme Blanche-Neige en porn star (White Snow, Party, 2013).

   CHOUCHOUTER LE PUBLIC
Ces années-là sont justement celles où le marché de l’art contemporain s’emballe. Chaque année, à partir de 2013, le chiffre d’affaires global de cette industrie progresse de façon hallucinante. Une conclusion s’impose : si les scandales amusent et exaspèrent la foule, ils galvanisent les pulsions d’achat des ultrariches. Selon le paradigme de Duchamp, toute personne se déclarant artiste peut déclarer «œuvre» n’importe laquelle de ses propositions. Plus la déclaration est assourdissante et insulte le sens commun, plus l’artiste déclarant se montre inepte ou révoltant, plus l’œuvre est valorisée. Sans scandale, il n’y a pas d’art contemporain et sans lui disparaît l’une des industries les plus rentables
qui ait jamais existé sur Terre.

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