El Indiecito
Au Cœur de la Vague
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Au Cœur de la Vague

LE SERMENT DU JEU DE PAUME
«Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes.»
C’est par cette célèbre phrase que, le 23 juin 1789, le comte de Mirabeau (1749-1791) répond au marquis de Dreux-Brézé, grand maître des cérémonies, envoyé par Louis XVI pour faire évacuer la salle du Jeu de paume suite au Serment éponyme fait le 20 juin 1789. Composé entre 1791 et 1792 et resté inachevé, ce tableau de Jacques-Louis David (1748-1825) immortalise cette journée du 20 juin 1789, Darchivio / Opale au cours de laquelle s’opère un transfert de souveraineté du roi vers la nation.

Paris, lumières !

AYA Nakamura, la célèbre chanteuse francomalienne, chante pour un milliard de téléspectateurs un succès d’Aznavour l’Arménien; la Garde républicaine, cuivres étincelants, uniformes impeccables, accompagne la star. En arrière-plan, la coupole de l’Institut de France.
   Et on pense à Kant qui annonçait – c’était en 1784 – l’avènement d’un monde sans guerre, où les citoyens seraient gouvernés par un droit cosmopolite qui «tend à une union possible de tous les peuples».

   Philippe Katherine, le corps peint en bleu, vêtu d’un cache-sexe infinitésimal, chante les vertus de la nudité. Et pourquoi, plutôt qu’un blasphème, n’y verrait-on pas une allusion à Rousseau qui estimait que le corps nu de l’homme primitif incarnait l’idéal de la bonne civilisation ?
   La vasque olympique qui s’est élevée dans le ciel de Paris? Un hommage aux frères Montgolfier qui se sont envolés des Tuileries en 1783, devant des dizaines de milliers de badauds sidérés. Le bonnet phrygien, comme mascotte des Jeux. Le marathon pour tous entre Versailles et Paris sur le trajet de la «Marche des femmes» du 5 octobre 1789. Et Paris, ville insolente, magnifique, frondeuse, étourdissante, sur laquelle le monde entier avait les yeux braqués. Les Lumières oubliées, attaquées, moquées, «déconstruites» ou maudites ont illuminé ces Jeux.

   NOUS RAMENER À LA RAISON
Un pape, quelques évêques, un postulant Grand Turc à l’hitlérienne moustache, un pseudo-tsar aux yeux aussi éteints que sa conscience, quelques fanatiques, au fond de leur désert, deux milliardaires, l’un qui veut diriger la plus grande puissance du monde, l’autre qui veut coloniser Mars, se sont dits outrés par la cérémonie d’ouvertures des JO de Paris.
   À cette triste cohorte, on peut ajouter un populo-progressiste qui s’est mis à défendre la religion après qu’il a reçu la révélation du miraculeux pouvoir électoraliste du hijab. Le laïcard devenu moudjahid s’est maintenant fait croisé. Le voilà qui défend le Christ outragé par un inoffensif saltimbanque à la peau bleue avec autant de foi que son alter ego en racolage électoral de l’autre extrême.
   Pendant toute la durée des JO, les mollahs ont fait masquer le moindre bout de peau, la plus petite mèche de cheveux rebelle que l’on aurait pu apercevoir sur un écran. Ceux-là, Voltaire les aurait appelés des « Tartuffes en armes ».
   Imaginons. Imaginons que de nouvelles Lumières se mettent en tête de nous ramener à la raison... Elles nous diraient qu’il n’est pas raisonnable de penser que les hommes ne sont pas nés libres et égaux. 

Symbole des JO 2024, la vasque olympique en forme de montgolfière, créée par Mathieu Lehanneur.

Qu’il est encore moins raisonnable de prêter une seconde de notre attention aux divagations de ceux qui estiment que nous n’avons pas tous le même droit au bonheur. Un autre Voltaire nous préviendrait que c’est une folie de laisser Dieu s’échapper de la sphère intime des croyants pour lui demander de diriger le monde. Que le Très-Haut nous apporte d’abord des preuves de Son existence comme de Sa bienveillance à notre égard. Mais Dieu tarde, Dieu lambine. Cela n’empêche pas les fanatiques d’être tout à leurs massacres. Au nom de Dieu, ils se sentent investis de la divine mission de décapiter les professeurs, de massacrer les journalistes, de lapider les femmes, de les violer, de les vendre sur les marchés aux esclaves qu’ils tiennent dans les villes qu’ils ont ravagées. Pour l’amour de Dieu. Oui, c’est dur d’être aimé par des cons1.
Évidence mille fois vérifiée, hélas, depuis le 7 janvier 20152.
   Rousseau, Voltaire, Montesquieu, Diderot, Kant, Olympe de Gouges, Condorcet et les autres! Revenez! Nous sommes devenus fous! Il y a parmi nous des égarés qui pensent que les frères Kouachi ou les assassins du Hamas étaient dans leur droit. Dans nos écoles, où les connaissances qui heurtent la bigoterie sont censurées, on voudrait enseigner les opinions et les croyances comme des vérités ! Nous croyons de nouveau aux miracles! Oui, nous croyons qu’un homme peut être enceint, qu’une femme peut avoir un pénis tout comme nous avons cru en la virginité de Marie. L’incroyant n’est plus brûlé vif, il est «annulé». Que Voltaire nous ait en sa très ricanante garde! Les réseaux sociaux permettent aux sornettes les plus ridicules de se répandre. Aucun refuge possible, ni pour l’infidèle farouche ni pour le sceptique débonnaire. Notre universalisme est digital et c’est celui de la bêtise, de la religieuse superstition, de l’illusion, de l’apparence, du fake et du porno.
   Rallumons les Lumières !

1. Documentaire de Daniel Leconte (2008) sur le procès de 2007 à l’encontre de Charlie Hebdo à la suite de la publication des caricatures de Mahomet.
2. Attentat contre Charlie Hebdo perpétré par Chérif et Saïd Kouachi.

Il faut douter de tout, nous dit Descartes

En 1637, René Descartes publie son Discours de la méthode pour affirmer que si tout existe par Dieu, tout peut être compris par l’homme à condition que celui-ci dispose d’un outil qui lui permette de percer tous les mystères. Cet instrument, c’est le doute. Il faut douter de tout, nous dit Descartes. Il faut penser les choses, c’est-à-dire douter de leur nature, de leur réalité même, jusqu’à parvenir, par l’usage de la raison, à une certitude incontestable. Qui pense est et devient. En comprenant la nature et l’univers, le sujet s’affirme. Il n’est plus subjugué par ce Dieu dont il n’a désormais plus ou moins besoin pour être. Le sujet accompli n’est plus celui qui a beaucoup vu ou vécu, mais celui qui s’est beaucoup interrogé sur ce qu’il a vu, qui a douté de ses premières convictions et les a confirmées ou rejetées par l’usage de la raison. La raison remplace l’expérience comme outil de création de la connaissance et du savoir.
   Descartes applique sa méthode à l’étude de la lumière. Au milieu du xviie siècle, c’est d’une ambition folle. L’Église, depuis l’origine, professe que Dieu lui-même est «la lumière suprême, inaccessible et inexprimable; elle n’est ni comprise par l’esprit, ni exprimée par la parole». Mais en observant le jeu des couleurs dans une goutte d’eau irisée, Descartes propose sa définition physique, mathématique et géométrique de la lumière. Un homme, pour la première fois, explique scientifiquement un phénomène qui ne relevait que du domaine de Dieu.
   Les avancées de Descartes sont prolongées par Isaac Newton. Pendant, ces «deux années miraculeuses», entre 1664 et 1666, le génie anglais démontre la validité de sa théorie de la lumière et des couleurs. L’arc-en-ciel est expliqué grâce à un simple prisme et l’on s’aperçoit qu’il n’est pas un signe d’alliance entre le ciel et l’humanité. Ce dépouillement de Dieu par la raison ne s’arrêtera plus. En 1687, dans son Philosophiæ naturalis principia mathematica (Principes mathématiques de la philosophie naturelle), Newton explique que l’univers est régi par des forces et des lois simples: la masse, l’inertie, l’attraction universelle... Dieu a perdu beaucoup de sa puissance. La raison suffit à tout expliquer.
   Un certain Voltaire, exilé en Angleterre entre 1726 et 1729, est ébloui par tout ce qu’il apprend dans les salons et les académies où l’on discute de l’univers-machine, dont la mécanique a été exposée et expliquée. « Let Newton be, and all was light », psalmodient les Anglais. Un homme a suffi pour renverser les croyances anciennes, un homme – et Voltaire aimerait bien être celui-là – pourrait dissiper les ténèbres de la superstition et du fanatisme qui pèsent sur la France.

René Descartes,
à Amsterdam. Penser les choses, leur nature, jusqu’à parvenir, par la raison, à une certitude incontestable.

Montesquieu invente la démocratie libérale

Louis XIV meurt le 1er septembre 1715. Chroniqueurs et courtisans louent le courage du Roi-Soleil qui a supporté d’être dévoré vivant par la gangrène sans émettre une plainte. Mais le courage du roi face à la mort, exalté par ses valets et ses médecins, ne suffit pas à restaurer son image. Le Roi-Soleil meurt détesté.
   Montesquieu se désole que la France ait subi pendant soixante-douze ans le règne d’un despote qui avait «dans leur perfection, toutes les vertus médiocres et le commencement de toutes les grandes». Comment s’étonner que le peuple danse aux funérailles de ce roi «toujours gouvernant et toujours gouverné, malheureux dans ses choix, aimant les sots, souffrant les talents, craignant l’esprit»? Comment un per- sonnage si «chagrin» a-t-il pu régner sans partage et aussi longtemps sur le plus puissant royaume d’Europe ?
   En publiant les Lettres persanes, Montesquieu commence une réflexion sur le despotisme. La charge contre l’absolutisme royal est sans pitié. Louis XIV y est évoqué sous les traits d’un monarque vieux et cruel qui ne sait que paraître et soumettre. Toujours, il règne le «bras levé», prêt à frapper un peuple qui ne lui obéit que par la crainte du châtiment. Mais pour aussi brutal qu’il soit, le pouvoir du tyran est fragile car «si, dans cette autorité illimitée, [les despotes] n’apportaient pas tant de précautions pour mettre leur vie en sûreté, ils ne vivraient pas un jour».
   Montesquieu travaille ensuite, pendant vingt-sept ans, à L’Esprit des lois qu’il publie à Genève en 1748. Ce texte, mis à l’index par le pape dès 1751, invente la démocratie libérale moderne. Selon Montesquieu, la liberté existe quand le citoyen se sait affranchi de la menace qu’une autorité despotique fait peser sur lui. Être libre, c’est moins participer à l’exercice du pouvoir que d’avoir la faculté de se mettre hors de son atteinte dans sa sphère privée. C’est la négation même du despotisme, que Montesquieu définit comme un appétit immodéré et sans limites de pouvoir sur les citoyens.

Montesquieu
La liberté, c’est avoir la possibilité de se mettre hors d’atteinte du pouvoir.

   La nation peut échapper à la tyrannie en fractionnant une puissance toujours soumise à la tentation de l’abus. Montesquieu pose donc le principe de la séparation des pouvoirs. Nul ne devrait disposer du pouvoir de faire les lois en même temps qu’il se serait approprié ceux de les faire exécuter et de juger de leur bonne exécution. Quand le pouvoir arrête le pouvoir, le citoyen est libre. Voilà l’esprit des lois.

Voltaire, l’Européen engagé

Voltaire et Montesquieu ne s’aiment guère. Ils s’évitent pour ne pas avoir à s’affronter, chacun redoutant les coups de l’autre. Pour Montesquieu, Voltaire, «l’étourdi», «l’intéressé», est semblable aux «cochenilles qui donnent les plus beaux coloris de la nature, et ce ne sont que des vers».
   Quand Voltaire lit L’Esprit des lois, il annote rageusement le texte qu’il trouve «confus», «faux» et «ridicule». Voltaire reproche à Montesquieu de combattre inutilement le despotisme, ce «fantôme», certes «hideux», mais sans réalité, qui s’incarnerait dans la monarchie absolue. La monarchie n’est pas despotique, affirme Voltaire, et le seul combat qui vaille est celui qu’il faut mener contre «l’infâme», ce fruit monstrueux né de la copulation du fanatisme et de la superstition.
   Et Voltaire va avoir l’occasion de montrer comment un philosophe digne de ce nom doit se battre contre les forces liguées.

En 1761, le protestant Jean Calas, accusé d’avoir assassiné son fils qui voulait se convertir au catholicisme, est exécuté à Toulouse. La famille Calas alerte Voltaire qui, dans un premier temps, se désintéresse de l’affaire. Ce qu’il en connaît lui laisse à penser que Calas est un fanatique protestant qui ne vaut guère mieux que les fanatiques catholiques qui l’ont supplicié. Mais Voltaire finit par être convaincu qu’il y a eu erreur judiciaire. En refaisant l’enquête, il débusque le fanatisme catholique dans ce qu’il a de plus stupide et de plus agressif. Voltaire ameute l’Europe. Il écrit des centaines de lettres à tous ceux qui pourraient l’aider à faire réhabiliter Calas. Cette campagne fait entrer l’Europe dans l’ère des intellectuels engagés, c’est-à-dire qui acceptent de quitter leur sphère littéraire ou scientifique pour gagner l’opinion publique à leur cause.
   Voltaire finit par «écraser l’infâme». Calas est réhabilité. Mais l’Église va avoir sa revanche. Quatre ans seulement après l’exécution de Jean Calas, le chevalier François-Jean Lefebvre de la Barre est torturé, roué, décapité pour blasphème. Louis XV a refusé la grâce que tout le monde, y compris des ecclésiastiques, lui avait demandée. Au cours de l’enquête, on a trouvé un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire (1764) au domicile de l’accusé.

   François-Jean Lefebvre de La Barre sera le dernier exécuté pour blasphème en France... avant Cabu, Bernard Maris, Tignous, Wolinski, Charb, Honoré, Elsa Cayat, Mustapha Ourrad.

Olympe de Gouges
Elle revendique le droit des femmes à la liberté, à l’égalité et à la dignité.

Olympe de Gouges
Elle revendique le droit des femmes à la liberté, à l’égalité et à la dignité.

Dans les salons naît l’espoir de la liberté

Dans les salons du xviiie siècle, l’exercice est aussi codifié que l’étaient les duels. L’abbé André Morellet fixe l’étiquette qu’il est vivement recommandé de respecter si l’on veut faire partie de ces microsociétés libres et savantes. Au salon, il ne faut pas manquer d’attention. On ne crée pas d’apartés. Les pédants, les plaisantins, les querelleurs sont mal jugés. On peut rire. On peut se séduire au sens le plus érotique du terme. Mais, en aucun cas, on ne doit ridiculiser un autre habitué pour le plaisir d’un trait d’esprit, d’un bon mot. On s’oblige à lire les œuvres de ses adversaires, à les étudier et à en disserter avec eux. Ces règles ont été établies pour favoriser la fluidité du débat, car dans les salons on discute de choses aussi essentielles que Dieu, le peuple, la
nation, les races, la botanique ou la justice.
   Le salon, c’est l’enceinte où se produit une puissante réaction en chaîne intellectuelle. Les principes de Montesquieu percutent les intuitions de l’Italien Cesare Beccaria et, de ce choc, naissent les bases de la justice pénale moderne comme la non-rétroactivité des peines, la présomption d’innocence, l’interdiction de la torture et l’abolition de la peine de mort. Ne plus brûler vif un condamné, ne plus lui trancher la tête, ne plus lui faire couler du plomb fondu dans la gorge, ne plus le laisser agoniser après l’avoir roué. Les idées de Beccaria sont les plus révolutionnaires qui soient au xviiie siècle. Il les expose chez le baron d’Holbach, on s’en saisit chez Claude-Adrien Helvétius où se rencontrent des magistrats, des nobles, des ministres et même des pauvres ou ces Juifs que Monsieur Voltaire a pourtant en horreur. Les femmes y jouent un rôle essentiel. Ne disposant d’aucun pouvoir politique reconnu, elles s’investissent dans une quête et une production effrénée de savoirs nouveaux.
   Le salon passe très vite de la frivolité à la conversation savante, puis de la conversation à la contestation. Dans celui du baron d’Holbach où se réunissent ceux qui prennent le risque fou, à l’époque, de s’affirmer athées, on ne peut manquer de tomber sur l’abbé Raynal, un jésuite qui invente la pensée anticoloniale qu’il expose dans des termes que ne renieraient pas les wokes d’aujourd’hui. Dans les salons, on s’attaque à Dieu, on critique l’économie coloniale, on affirme que la justice doit prévenir plutôt que réprimer. Dans ces salons où il se sent si mal, Rousseau allume les premières étincelles de l’écologie politique. Olympe de Gouges y affirme le droit des femmes à la liberté, à l’égalité et à la dignité – Robespierre l’enverra à l’échafaud pour cela.
   Tous les sujets politiques et moraux, dont des milliards d’individus débattent sur les réseaux sociaux, ont été lancés dans les salons du xviiie siècle. Mais les règles édictées par l’abbé Morellet ont été remplacées par l’appel à la haine et au meurtre, ou encore la cancel culture.

LES HASARDS HEUREUX DE L’ESCARPOLETTE
Célèbre autant pour son style rococo que pour sa licence érotique, cette œuvre réalisée entre 1767 et 1769 a contribué à la réputation libertine de Fragonard. Commande du baron de Saint-Julien, receveur général du clergé de France, cette toile audacieuse raconte une époque, celle des Liaisons dangereuses (1782) de Pierre Choderlos de Laclos et de Justine ou les malheurs de la vertu du marquis de Sade (1791). Le tableau exprime le désir, l’érotisme et la transgression de l’interdit. Plus largement, les aspirations au bonheur et à la liberté, dont Émilie du Châtelet fut la parfaite incarnation.

Rousseau, précurseur de l’écologie politique

Plus qu’aucun autre philosophe, Rousseau a désiré briller dans la bonne société savante de son temps. Il n’a récolté qu’humiliations, rebuffades et un régiment entier d’ennemis qui ont juré sa perte. Voltaire se montre le plus acharné à détruire «cette âme pétrie de boue et de fiel». Les philosophes étaient prêts à voir en Rousseau la plus brillante des Lumières, mais en 1755, leur faux frère publie son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. C’est une attaque féroce contre le développement des arts, des lettres et des sciences qui affaiblissent l’homme en lui faisant croire à sa toute-puissance.
   Les machines que nous inventons affaiblissent nos corps. Les extrapolations philosophiques, la littérature, les sciences, le théâtre nous corrompent moralement. Il faut revenir à l’état de bonté naturelle qui était celui de l’humanité avant que l’homme ne se mette à vivre en sociétés organisées. Dans l’état de nature, l’homme ne peut compter que sur ses vertus innées pour survivre. Il sait se contenter de ce que la nature lui offre pour survivre. Il n’a donc aucun intérêt à faire la guerre ou à manigancer pour accumuler plus de nourriture et de richesses. Dans la nature, les vertus triomphent; dans la société, l’artifice et le mensonge prospèrent. Que Dieu ramène l’humanité vers son bonheur originel en la rendant innocente parce qu’ignorante : voilà le vœu de Rousseau.

   Le public fait un triomphe au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, mais Voltaire écrit à Rousseau: «J’ai reçu, Monsieur, votre livre contre le genre humain... il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage...» Les ripostes des philosophes peuvent être plus féroces. On se demande publiquement comment Jean-Jacques, cet apôtre de la bonté naturelle, a pu abandonner ses quatre enfants à leur naissance. Rousseau se défend en affirmant que, s’il n’avait pas vécu dans une société mal gouvernée, il n’aurait pas chargé son âme d’un aussi effroyable péché. «Les vices [ne sont rien d’autre] que les maux dont souffrent les hommes mal gouvernés.» Pour que «de bonnes lois engendrent de bonnes mœurs, il faut qu’un nouveau contrat social soit établi».

   Aux termes de ce pacte, chacun s’unit à tous pour que l’ensemble devienne un peuple uni par la volonté d’œuvrer pour le bien commun. La liberté naturelle se transforme ainsi en liberté civile, conçue comme une obéissance aux lois que l’on s’est données. L’intérêt particulier disparaît et, avec lui, toutes les manœuvres, toutes les bassesses, les mensonges et les compromissions par lesquelles il se réalisait. Par le contrat social rousseauiste, l’homme social «qui vit dans les fers» retrouve les vertus de l’homme de nature «né libre». Il progresse moralement en revenant vers l’origine et renonce aux illusions du progrès matériel dont se réjouissent Voltaire et les Encyclopédistes. L’affrontement sans pitié que se livrent Rousseau et les Lumières pose, aux alentours de 1765, les débats sur l’écologie radicale, la domination de la nature, l’illusion du progrès... que nous n’avons toujours pas tranchés.

Rousseau
Ramener l’humanité à son bonheur originel en la rendant innocente parce qu’ignorante.

Rousseau
Ramener l’humanité à son bonheur originel en la rendant innocente parce qu’ignorante.

Émilie du Châtelet : le bonheur plutôt que le salut !

Ils se sont tant aimés que la haine, qui a fini par les séparer, ne pouvait qu’être hors de toute commune mesure. Diderot et Rousseau cherchaient pourtant, avec autant de fougue chez chacun d’eux, à faire le bonheur de l’humanité. Mais les deux
amis ne situaient pas les temps heureux au même endroit sur l’échelle des siècles. Rousseau regardait vers le passé antique où le citoyen confiant dans ses vertus, allégé du fardeau des connaissances inutiles, jouissait naturellement de son bonheur. Diderot avait les yeux tournés vers l’avenir. L’humanité n’avait jamais été heureuse ni dans les siècles passés ni dans ce présent où tout s’inventait.
   Mais le bonheur n’était pas une chimère, une illusion. C’était une réalité dont tous les hommes pouvaient faire l’expérience pourvu qu’on les libère du cachot de l’ignorance dont les barreaux avaient été forgés par les dévots, les rois et les charlatans. L’Encyclopédie, «le manifeste des Lumières», sera l’instrument de cette émancipation. C’est un projet éditorial faramineux destiné, explique Diderot, «à rassembler les connaissances éparses à la surface de la Terre [pour les mettre à disposition] des hommes avec qui nous vivons et les transmettre aux hommes qui viendront après nous, afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont, que nos neveux devenant plus instruits deviennent en même temps plus vertueux et plus et que nous ne mourions sans avoir bien mérité du genre humain».
   L’Encyclopédie est une arme de guerre contre les pouvoirs du roi et de l’Église. Rome le comprend sans tarder. L’œuvre de Diderot et d’Alembert est mise à l’index des livres qu’un chrétien ne doit pas lire dès 1755. L’État se sent également menacé. Diderot est embastillé. La violence de ces réactions apporte ainsi la preuve que l’ignorance est l’outil que tous les pouvoirs spirituels ou temporels utilisent pour se maintenir et s’affermir.
   Qui veut faire s’effondrer les temples et les palais construit des lieux de savoirs. Mais qui veut ramener les foules vers les sanctuaires promeut l’ignorance. Voilà pourquoi les fous de Dieu assiègent l’école républicaine et veulent y interdire l’enseignement des sciences naturelles, de l’histoire ou la pratique des sports par les femmes. Le crime de lèse-ignorance est puni de mort.

Diderot
L’accès aux connaissances est une arme de guerre contre les pouvoirs du roi et de l’Église.

Condorcet : le progrès est inévitable

C’est un homme gouverné par ses peurs et un naïf. Condorcet a été mal jugé par ses contemporains. Il est pourtant celui qui ose écrire de Robespierre, au faîte de sa puissance: «Il parle de Dieu et de la Providence... Il se fait suivre par les femmes et les simples d’esprit... Il reçoit gravement leurs adorations et leurs hommages. Robespierre est un prêtre et ne sera jamais que cela.»
   En 1794, il fallait être fou pour imaginer échapper à la mort après s’être ainsi moqué de Robespierre. Fou aussi pour vouloir incarner l’esprit de tolérance des Lumières en plein chaos révolutionnaire. Jamais Condorcet ne renoncera à imaginer qu’arrivera «ce moment où le soleil n’éclairera plus que des hommes libres et ne reconnaissant plus d’autre maître que leur raison. Où les tyrans, les prêtres et leurs esclaves n’existeront plus que dans l’histoire ou sur les théâtres...».
   Condorcet n’invente pas la notion de progrès, mais il est celui qui la soude à l’histoire. Le progrès est inéluctable et la raison est le moteur de ce cheminement vers la réalisation des droits des hommes. De tous les hommes. Avec les Lumières, l’histoire se déchristianise. L’humanité ne se précipite plus vers le Jugement dernier, le salut ou la damnation des chrétiens, mais elle avance inexorablement vers la réalisation de ses droits naturels.

Avec les Lumières, les droits humains sont inscrits dans la nature, Dieu n’en est plus le garant. Il ne peut pas nous les dénier, nous les contester. Il faudrait d’abord, pour cela, qu’il donne une preuve de son existence. La nature est donc seule gardienne des droits de tous les hommes et, comme aucun d’eux n’est en dehors de la nature, ces droits sont universels. Les droits à la propriété, à la sécurité, à la libre expression, à disposer de son corps comme de sa conscience ne sauraient donc être refusés à aucun membre de la «commune humanité».
   Priver les hommes de leurs droits à s’instruire, les empêcher de disposer des outils que leur offre la raison est un crime par lequel les despotes se signalent eux-mêmes. Condorcet pose donc en principe que «la puissance publique ne peut, même sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités, elle ne doit imposer aucune croyance».
   La foi irraisonnée, le préjugé, le fanatisme et le dogmatisme ne doivent pénétrer aucun des lieux où les hommes, ces «êtres éternellement perfectibles», doivent travailler à devenir plus savants dans le but de devenir, enfin, heureux.
   En 1794, Condorcet est arrêté. On le retrouve mort, probablement empoisonné, dans sa cellule. «Condorcet n’existe plus», annonce Le Républicain français, comme si le génial mathématicien avait été une chose, une idée inutile ou malsaine. En décembre de la même année, Robespierre est tombé, un journaliste peut alors écrire: «Quel est l’homme assez étranger à la philosophie et aux lettres pour ne pas sentir avec amertume ce qu’on pouvait attendre d’un homme [Condorcet] qui, dans le réduit obscur où il resta enseveli pendant plus de huit mois, au milieu des inquiétudes et des sentiments douloureux dont il devait être tourmenté, conserva assez de liberté d’esprit pour composer un ouvrage de pure philosophie

Robespierre
Devenu tyran, il détruit l’héritage de Condorcet.

Robespierre
Devenu tyran, il détruit l’héritage de Condorcet.

Kant : il faut oser penser, oser savoir

L’optimisme de Condorcet se nourrit de la certitude que l’homme est perfectible. Plus vaste sera sa connaissance des choses, des idées, des phénomènes, meilleur il sera, plus libre il deviendra. C’est le credo des Lumières. La raison triomphera de toutes les difficultés.
   Kant est la voix qui sonne faux dans ce chœur des Lumières européennes. Le philosophe prussien ne croit pas, lui, que l’humanité progresse inexorablement vers la réalisation d’une version parfaite, idéale d’elle-même. Profondément chrétien, Kant pense que l’homme ne cessera jamais de porter le fardeau du péché originel. Le poids de la faute fait de l’homme un «bois courbe» dans lequel il ne sera jamais possible de tailler quelque chose de tout à fait droit.
   Mais cette imperfection n’interdit pas l’usage de la raison. Elle ne condamne pas l’humanité à rester engluée dans la rumination sans fin de sa faute. L’homme, cet imparfait, a le droit d’user de sa raison pour comprendre, apprendre, penser, connaître. Le rabot de la raison ne redressera jamais le bois courbe, mais il peut rendre les défauts moins visibles. Voilà pourquoi Kant lance un défi à l’homme de son temps. Deux mots seulement : «Sapere Aude !» Soit «Ose savoir!»
   En 1784, Kant interroge l’Europe : «Qu’est-ce que les Lumières ?» La réponse qu’il apporte à cette question résume presque un siècle d’audaces intellectuelles, de blasphèmes, de contestations de toutes les autorités et de mises en accusation de la bêtise. Kant écrit : «Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement, mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir, sans la conduite d’un autre.»
   Kant fulmine. Qui n’ose pas penser est un paresseux. Qui n’ose pas savoir est un lâche. Et les deux sont des égoïstes. Refuser le défi kantien, c’est condamner les générations futures à ne pas connaître leurs propres Lumières, c’est condamner ceux qui viendront après nous à ne pas se redresser, à rester des bois trop courbés pour se sortir de «l’état de minorité» dans lequel les tiendront les prochaines générations de prêtres et de charlatans. «C’est, dit Kant, attenter aux droits sacrés de l’humanité et les fouler aux pieds.»
   Ne pas se soucier des générations futures, c’est se charger «d’un crime contre la nature humaine dont la destination originelle consiste précisément en cette progression (vers les Lumières). Ce péché-là ne peut pas être expié.»

Le tremblement de terre de Lisbonne : Dieu est-il raisonnable ?

Au milieu du xviiie siècle, l’offensive des Lumières contre l’Église se développe sur tous les fronts. Le clergé harcelé réplique en durcissant les peines infligées aux «impies», traînés devant les tribunaux du roi. Mais cela ne suffit pas à effacer les Lumières. Il faudrait que Dieu lui-même se jette dans la bataille pour ramener les esprits forts dans les rangs des croyants. Les prières du clergé semblent exaucées le 1er novembre 1755. En ce jour de Toussaint, à 9 h 40, un monstrueux tremblement de terre frappe Lisbonne. Quelques minutes plus tard, un tsunami noie la cité effondrée. Des centaines d’incendies dévastent ce qui reste de la ville. Entre 50000 et 70000 personnes sont tuées en quelques heures. C’est la colère de Dieu qui s’abat, psalmodient aussitôt les prêtres.
   Mais l’Europe, tétanisée par l’ampleur du drame, refuse de croire que Lisbonne a subi un châtiment divin. En quoi cette ville aurait-elle été aussi coupable que Sodome et Gomorrhe et plus damnée que Londres ou Paris? L’Église s’obstine. Il ne faut pas chercher à comprendre. Les voies de Dieu sont impénétrables,
ses plans incompréhensibles, ses buts inimaginables. Il faut accepter, prier, expier.
   Les philosophes, eux aussi, sont pris en défaut. Ils ne savent pas, ils ne comprennent pas pourquoi tant de morts et de dévastations en quelques minutes. Face à l’horreur, la raison est impuissante.
   Dans l’histoire des Lumières, le jour de la Toussaint de 1755 représente une sorte de point d’équilibre. Le vieux prêche de l’Église prônant la soumission à un dessein divin impénétrable ne convainc plus. Mais la raison n’est pas encore assez forte, épanouie, pour apporter des réponses à des questions essentielles.
   Voltaire avoue son désarroi: «La nature est muette, on l’interroge en vain...» Mais cet aveu se poursuit par une attaque contre ceux qui, espérant en la Providence, voudraient croire que l’horreur à Lisbonne fait partie d’un vaste plan divin dont le but est l’avènement du bien.

Voltaire
La croyance en la Providence est la plus stupide parmi les plus absurdes des sornettes débitées par l’Église.

Voltaire
La croyance en la Providence est la plus stupide parmi les plus absurdes des sornettes débitées par l’Église.

Voltaire crucifie les optimistes par cette formule: «Un jour tout sera bien, voilà notre espérance. Aujourd’hui, tout est bien, voilà l’illusion.» L’idée selon laquelle «le mal particulier est un élément du bien général» révulse Voltaire. La croyance en la Providence est la plus stupide parmi les plus absurdes des sornettes débitées par l’Église.
   Rousseau se saisit de l’accablement de Voltaire pour envenimer la querelle qu’il entretient avec son ennemi juré. Il fustige l’insensibilité, le fanatisme anticlérical de Voltaire. Qu’importe à ce dernier que, dans des circonstances effroyables, les endeuillés trouvent un peu de consolation dans l’espoir que le malheur qui les frappe n’est pas inutile? La douleur ne peut-elle pas excuser la faiblesse de s’en remettre à la Providence?
   Rousseau accuse également Voltaire d’être un philosophe de peu de foi en la raison. Bien sûr, celle-ci s’avère incapable d’expliquer les causes de la catastrophe, mais elle aurait bien pu éviter que le séisme provoque autant de morts et de destruction. Si les Lisboètes avaient été plus raisonnables, se seraient-ils entassés dans 20000 habitations de six ou sept étages, qui se sont effondrées sur eux ? Ce n’est pas la nature qui a tué à Lisbonne, c’est le manque de raison des hommes, leur dé-raison qui ont fait l’erreur de penser qu’ils pourraient être plus puissants que la nature. Cette leçon, qu’il faut continuer de retenir, valait bien un désastre, sans doute.

LE DÎNER DES PHILOSOPHES
Dit aussi la Sainte Cène (vers 1772-1773), ce tableau du peintre Jean Huber (1721-1786), un familier de Voltaire, représente un repas fictif chez le philosophe. On identifie, à la gauche de ce dernier, le peintre lui-même, puis Diderot (extrême gauche) et Marmontel ; à sa droite, d’Alembert, puis La Harpe, Grimm et le père Adam ; face à lui, de dos, probablement Condorcet. Ce mouvement rassemblant des personnalités très différentes, qui parfois se détestaient comme Voltaire et Rousseau, avait pour objectif de libérer l’humanité de toutes ses superstitions et de toutes formes de pensée irrationnelle.

Émilie du Châtelet : le bonheur plutôt que le salut !

Vaut-il mieux rechercher le salut que le bonheur? La question ainsi posée aurait fait rire Madame du Châtelet, maîtresse, inspiratrice, confidente puis amie de Voltaire. Émilie du Châtelet est l’une des femmes les plus brillantes du xviiie siècle. C’est elle qui fait comprendre les travaux de Newton, qu’elle a vérifiés et traduits, à Voltaire. Physicienne, métaphysicienne, philosophe, elle connaît mieux que personne la pensée de Descartes, de Leibniz et quelques autres penseurs parmi les plus complexes. Ce génie scientifique est une femme libre qui s’insurge quand un homme se permet de lui demander si elle est vraiment l’auteure des études sur lesquelles elle travaille des nuits entières.
   La marquise du Châtelet a choisi le bonheur. Rechercher le salut de l’âme dans la soumission et la contrition lui semble un pari, mathématiquement, trop risqué. Son génial amant n’a-t-il pas écrit – probablement sous son influence – que «l’âme est une chose qu’on ne voit jamais, qu’on ne touche jamais, de laquelle on ne peut avoir la moindre image, la moindre idée».
   Non, décidément, miser sur le salut serait stupide. Émilie du Châtelet est une joueuse, une flambeuse plutôt. Elle perd des fortunes aux dés et aux cartes. Voltaire éponge ses dettes. Mais le jeu fait partie des passions auxquelles elle doit s’abandonner parce qu’elles contribuent à son bonheur. Le jeu, mais aussi l’amour sensuel et la gourmandise. Émilie du Châtelet rit, aime, dévore et refuse de penser une minute à la mort. Tout cela la rend heureuse mais moins que l’étude des sciences : «L’amour de l’étude, écrit-elle, est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu’à celui des femmes. Les hommes ont une infinité de ressources pour être heureux qui manquent exactement aux femmes. Ils ont bien d’autres moyens d’arriver à la gloire.»

Émilie de Châtelet
Génie scientifique, elle était l’égale de Newton.

   Entre 1744 et 1746, Madame du Châtelet consacre deux années de sa vie à composer son Discours sur le bonheur qui ne sera publié qu’après sa mort (1779). La marquise y recommande de vivre une vie libérée de tout préjugé. Il convient également de rester sensible aux «illusions» – celles de l’amour ou du théâtre – parce qu’elles embellissent le quotidien et font rire. Mais, plus que tout, il faut sans cesse rechercher à établir le bonheur d’autrui.
   Les Lumières font du bonheur un objectif politique. Chaque individu doit contribuer en fonction de ses moyens et de ses aptitudes à construire le bonheur sur Terre. C’est la condition du bonheur de celui qui participe autant que celle de ceux qui en jouissent. Le bonheur d’Émilie du Châtelet aurait été donc complet si elle avait pu «rendre ses talents utiles à son pays, servir ses concitoyens». Mais, au xviiie siècle, les femmes ne sont pas autorisées à participer au débat politique. Émilie du Châtelet ne pourra donc pas faire partager sa conviction que nul ne saurait construire son bonheur sur le malheur d’autrui. Cette idée, au moment où la traite négrière contribuait largement à la prospérité européenne, était aussi révolutionnaire que la physique newtonienne. Aussi révolutionnaire mais beaucoup plus effrayante.

Vers l’abolition de l’esclavage

Condorcet énonce ainsi le théorème des Lumières : « La raison est une et identique pour tout sujet pensant, pour toute nation et pour toute culture.» C’est ce qui fonde l’universalisme car, si la raison est une, les droits, tous les droits sont communs à tous les hommes. Nul ne peut en être privé.
   Mais alors que les philosophes dissertent sur ces principes, la traite négrière saigne l’Afrique. Le commerce d’êtres humains n’a jamais été aussi développé qu’au xviiie siècle. Saint-Domingue, île française, s’attribue presque la moitié des esclaves déportés d’Afrique. Cette réalité fait horreur à tous les esprits éclairés de ce temps. Montesquieu cingle avec ironie les rois très chrétiens dont les nations prospèrent sur le sang et les larmes de cette partie de l’humanité sacrifiée à la cupidité européenne: «Il est impossible, écrit-il, que ces gens-là soient des hommes, parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.» Voltaire affirme, lui aussi, que l’on ne peut se dire chrétien et s’accommoder de l’épouvantable réalité de l’esclavage: «Nous leur disons qu’ils sont hommes comme nous, qu’ils sont rachetés d’un dieu mort pour eux et ensuite on les fait travailler comme des bêtes de somme, on les nourrit plus mal, s’ils veulent s’enfuir on leur coupe une jambe... Après cela, nous osons parler du droit des gens.»
   Jamais, avant les Lumières, aucune civilisation, aucune culture n’avait contesté la légitimité de l’esclavage. Aucune n’avait rejeté l’idée monstrueuse du droit de propriété d’un homme sur un autre homme, que ni une supposée hiérarchie des races ou une hypothétique volonté divine ne saurait justifier. Diderot l’affirme: le commerce des esclaves ne repose que sur un impératif économique, la prospérité des colonies. L’article sur l’esclavage dans L’Encyclopédie dépasse la simple destruction de l’argumentaire esclavagiste.

Condorcet
« La raison est une et identique pour tout sujet pensant, pour toute nation et pour toute culture.»

Louis de Jaucourt, qui le rédige en 1755, annonce et justifie les soulèvements anticoloniaux car : «Quiconque tâche d’usurper un pouvoir absolu sur quelqu’un se met par là en état de guerre contre lui... Celui qui veut me rendre esclave m’autorise à le repousser par toutes sortes de voies, pour mettre ma personne et mes biens en sûreté.» Diderot prédit qu’un Spartacus noir mènera la révolte contre les oppresseurs. Olympe de Gouges participe à la bataille contre l’esclavagisme qu’elle associe à l’oppression des femmes. Ces deux abominations sont, l’une comme l’autre, enfants du patriarcat. Elle appelle les consciences à lutter contre le malheur des femmes avec autant de conviction que pour la libération des esclaves. Les droits des femmes à sortir de leur état de minorité, au divorce, à la pleine jouissance de leurs biens et de leurs corps sont indissociables de ceux des Noirs à la liberté, au bonheur et à la prospérité.
   Aujourd’hui, les idées de Diderot, les convictions d’Olympe de Gouges s’appellent «pensée décoloniale» et «intersectionnalité des luttes».

Article 1:
« Les hommes naissent libres et égaux en droits...»

Article 1:
« Les hommes naissent libres et égaux en droits...»

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen

Le 20 juin 1789, aux États généraux convoqués par Louis XVI, le Tiers-État se déclare Assemblée nationale. Le roi suspend les assemblées mais les députés se rebellent. Confinés dans la salle du Jeu de paume de Versailles, ils font le serment de ne pas se séparer tant que la France ne disposera pas d’une constitution. Le 9 juillet, l’Assemblée se proclame Assemblée nationale constituante. Le texte que les députés élaborent ne sera pas un recueil de quelques lois fondamentales et d’un fatras de lois coutumières. La nouvelle constitution doit organiser la Nation, selon des lois elles-mêmes inspirées par la raison. La raison seule fonde la loi. Ce principe, affirme Condorcet, écarte tout risque de tyrannie parce que la raison, sereine, impartiale, est, par nature, immunisée contre les folies qui nourrissent l’arbitraire.
   La Constitution que les députés élaborent après le Serment du Jeu de paume assèche les pouvoirs du roi et de l’Église en les coupant de leurs racines irrationnelles. La foi, la croyance, la superstition, les privilèges aristocratiques ou le bon plaisir royal que rien ne fonde, deviennent des insultes à la raison de la Nation. En les abolissant, les députés de 1789 opèrent ainsi un véritable transfert de souveraineté. Les vieux pouvoirs, irrationnels, deviennent illégitimes.
   La Nation désormais souveraine, et seule souveraine, va devoir apprendre à vivre avec elle-même. Le but ultime, ne cesse de rappeler Condorcet à la suite de Montesquieu, Voltaire ou même du sombre Rousseau, est de créer une harmonie entre l’individu et la Nation qui rassemble tous les individus. Il faut que les droits et le bien-être de chacun et de tous soient assurés, à égalité et en même temps. Un monde respectueux de la volonté de tous; tous pour le bonheur de l’un. Il faut pour cela affirmer les droits de chacun, à la fois en tant qu’individu et comme partie du tout, de la Nation.

C’est chose faite le 26 août 1789 avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le préambule du texte établit que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ». Il faut combler cette ignorance, effacer cet oubli et sanctionner ce mépris. En conséquence de quoi, l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen déclare que :
   «Les hommes naissent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.» Tout l’esprit des Lumières brille dans ces deux lignes. Ces dix-neuf mots nous ont créés. Au commencement était le Verbe...

LA BIBLIOTHÈQUE DES LUMIÈRES
Montesquieu (1685-1755)
Lettres persanes (1721), L’Esprit des lois (1748)
Nicolas de Condorcet (1743-1794)
Conseils à sa fille (1794), Esquisse d’un tableau de l’esprit humain (1795)
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)
Du contrat social (1762), Émile ou De l’éducation (1762), Les Confessions (1765)
Voltaire (1694-1778)
Lettres philosophiques (1733), Zadig ou La Destinée (1747), Candide ou L’Optimisme (1759), Traité sur la tolérance (1763), Dictionnaire philosophique (1764)
Denis Diderot (1713-1784)
L’Encyclopédie ou Le Dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des métiers (1751)
Julien Offray de la Mettrie (1709-1751)
L’Histoire rationnelle de l’âme (1747)
Claude Adrien Helvétius (1715-1771) : De l’esprit (1758)
Paul Henri Dietrich, Baron d’Holbach (1723-1789)
Le système de la nature (1771)
Emmanuel Kant (1724-1804)
Qu’est-ce que Les Lumières ? (1784)

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