Spider
La loi du marché
prêtre shinto en prière dans un temple
Le tsunami qui a emporté les ancêtres
Spider
La loi du marché
prêtre shinto en prière dans un temple
Le tsunami qui a emporté les ancêtres

ÉVA /
SION

À CONAKRY,
LES MONUMENTS
DE LA HONTE

Texte et photos : Jean Marie Hosatte

Dans la capitale de la Guinée, les statues racontent, dans l’indifférence, une histoire coloniale que tout le monde voudrait oublier.

Sur le socle de la statue du gouverneur Jean Louis Georges Poiret, le bas-relief en bronze montre les Africains exploités.

«Tierno Monémembo, pouvez-vous me décrire Conakry à la fin du XIXe siècle, au moment où Noël Ballay, va s’y installer ? » La communication ne passe pas très bien entre la France et la Guinée. « Je vous entends mal. Mais, si j’ai bien compris votre question, vous trouverez la réponse dans Le roi de Kahel, le roman pour lequel j’ai reçu le Prix Renaudot, en 2008. » Le roi de Kahel, donc, page 227. Conakry, dans les vingt dernières années du XIXe siècle, c’est «... un trait de clairière en forme de bouche dans la face épaisse de la jungle! écrit l’auteur guinéen. On ne pouvait faire un pas sans sentir au visage les frôlements sinistres des chauves-souris. Les résines des arbres et la bave des crapauds vous dégoulinaient sur la tête, les chenilles vous glissaient sous la chemise. Les caméléons vous crachaient dans les yeux, les vipères et serpents siffleurs s’entortillaient autour de vos chevilles. Les sentiers et les cours puaient la crotte d’hyène et la fiente de rapace. Le sable des plages était invisible à cause des nuées de méduses et de loutres, de poissons morts et de crabes trotteurs. Les chacals et les phacochères grouillaient autant que les mouches. ... C’était une terre vierge qui n’appartenait à personne, c’est-à-dire à aucun Blanc ! »

SACCAGE URBAIN

Trente pages plus loin, moins de dix en plus tard: «En ce mois de février 1895, le germe de Conakry perdu dans la brousse faisait penser à l’éclat du pou dans la chevelure de l’ermite.

La ville comptait maintenant une bonne centaine de maisons en dur, le gouvernorat, la garnison, le lazaret et le poste télégraphique mis à part. De nombreuses villas à tuiles rouges scintillaient de blancheur et de fleurs sous les acacias. Les cases à Nègres commençaient à adopter la peinture et le ciment. Trois mille, quatre mille âmes, peut-être, se bousculaient sous les cocotiers de la ville, dont quelques centaines de Blancs. »
Premier gouverneur de la Guinée française, le docteur Noël Ballay meurt en 1902, en combattant une épidémie à Saint-Louis du Sénégal. En France, on lui organise des obsèques nationales. Les députés votent à l’unanimité un crédit de 15’000 francs pour financer des funérailles que l’on veut grandioses. Un ministre en exercice, une troupe de députés, des régiments de notables s’alignent devant le cercueil dans la cathédrale de Chartres. Les volutes d’encens à peine dissipées, un comité est constitué pour édifier un monument à la gloire du gouverneur. On sollicite le meilleur sculpteur de monuments officiels de l’époque. Henri Allouard met depuis des années son talent au service des communes et des institutions qui veulent honorer Richelieu, Jeanne d’Arc, Pierre Corneille, les morts pour la France de la guerre perdue de 1870 contre la Prusse, Héloïse et Abélard.
Pour célébrer la vie et l’œuvre de Noël Ballay, Allouard a imaginé un monument qui marquera les générations futures aussi bien chez les colonisés d’Afrique noire que chez les Français, blancs et républicains, qui veulent que se poursuive la «mission civilisatrice de la France».

Le monument à la gloire du docteur Noël Ballay, premier gouverneur de la Guinée française, est désormais installé dans les jardins du Musée national de Guinée.

Détail du socle de la statue de Noël Ballay qui glorifie la période coloniale.

La fresque révolutionnaire qui orne le Palais du Peuple offert par Mao à la Guinée en 1967.

L’entrée du Musée national de Guinée à Conakry.

Sa tête est légèrement penchée sur deux figures représentant un homme et une femme allaitant un magnifique bébé. Autour de ces personnages, des fruits à profusion. L’Afrique, nous montre la sculpture, attendait la République pour enfanter de ses richesses. La liberté l’a fécondée. La raison l’a fait grandir. Un jour viendra l’égalité et peut-être, plus tard, la fraternité. Car l’Africain reste encore cet étranger absolu dont on espère faire un citoyen, un égal.

TERRE SANS CULTURE

Cela prendra des siècles, car les libérateurs républicains ne peuvent s’appuyer sur rien pour ancrer leur mission civilisatrice. « Quelle terre cette Afrique ! prétendait s’extasier Victor Hugo. L’Asie a son histoire. L’Amérique a son histoire. L’Australie a son histoire. L’Afrique n’a pas d’histoire ! » Quelques années après lui, le Suisse Victor Tissot, qui eut un temps quelque influence à Paris, écrira : « L’Afrique est enfin la terre où l’être humain se montre sans culture, absolument comme les solitudes qu’il abandonne aux animaux comme si c’était leur domaine naturel. »
La République n’aura donc parfois pas d’autres choix que de se montrer sévère pour imposer la liberté, le droit et la science à l’Afrique. Comment argumenter pacifiquement avec des êtres sans culture ? De l’Algérie à l’Afrique noire, les derniers soulèvements sont réprimés avec une brutalité inouïe. Au Tchad, la colonne Voulet-Chanoine se rend coupable de crimes effroyables qui suscitent une vague d’indignation en France, mais sans que soit remis en question le droit de la République à coloniser l’Afrique. Un haut fonctionnaire français évoquera ce premier temps de l’expansion coloniale par ces mots : « Il faut que l’œuvre coloniale soit une œuvre d’amour. Il faut que ce viol, ce concubinage s’achève en amour! »

MARIANNE CONTRE MARIE

Marianne incarnera cet amour – sincère, mais sévère – que la République voue à l’Afrique. Dans le jardin du musée de Conakry, quelques-uns de ses bustes ont été abandonnés sous les arbres. Produits en quantité industrielle à la fin du XIXe siècle, au moment où Marianne est imposée comme effigie de la République, ils étaient envoyés par cargaisons entières en Afrique pour concurrencer la Vierge Marie dont la cause est défendue par les missionnaires. En France, les débats autour de la laïcité qui se concluront par la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État font rage. Il n’est pas question que la République des instituteurs laisse les curés et les missionnaires imposer en Afrique leur obscurantisme à la place de celui des sorciers. Marianne vient chahuter Marie pour adoucir la brutalité dont doit parfois faire preuve la République pour accomplir son œuvre civilisatrice. Marianne sanctifiée, symbole de la Pax Colonica, est assistée par quelques saints républicains, des pasteuriens comme Victor le Moal dont le buste est posé de guingois juste à côté d’une impériale représentation de Marianne. Le docteur Le Moal, surnommé «Docteur Moustique », envoyé par la République pour assainir la Guinée, est mort victime du devoir, emporté par une mauvaise fièvre.

En 1914, la République attaquée exige le prix de son « action civilisatrice » en Afrique. Des dizaines de milliers d’Africains sont envoyés vers les champs de bataille. On leur promet que le même sang versé dans la boue des tranchées fera d’eux les égaux en droits et en dignité de tous les autres citoyens français.
La promesse ne sera pas tenue. Pendant la Grande Guerre, la France a pris la mesure de sa dépendance à son empire colonial, réserve inépuisable de soldats et de matières premières. L’heure n’est donc plus à la générosité civilisatrice, mais à la mise en valeur économique des colonies, condition du salut de la France si une autre guerre contre l’Allemagne se déclarait. «Pourquoi les humanistes de France ne veulent-ils pas admettre que la tête du Noir est faite pour porter des caisses et celle des Blancs pour penser ? » s’interrogeait déjà le jeune officier Ernest Psichari, petit-fils de l’écrivain et historien Ernest Renan, avant de tomber au champ d’honneur. Ces quelques mots auraient pu résumer toute la politique coloniale de la France après la Première Guerre mondiale, puis pendant la crise économique des années 30. La statue de Jean Louis Georges Poiret est également conservée au milieu des gravats dans le jardin du musée de Conakry. Cette œuvre réalisée au début des années 30 par Léon Georges Baudry représente le gouverneur de la Guinée française de 1916 à 1929 debout sur un étroit piédestal. Celui-ci est orné d’un bas-relief en bronze représentant des Africains au travail. Mais rien dans cette sculpture n’évoque une œuvre civilisatrice. Elle ne parle que d’exploitation.
«Allô! J’ai repensé aux questions que vous m’avez posées l’autre jour à propos des statues coloniales du musée de Guinée, téléphone Tierno Monémembo. Je vous ai dit qu’elles n’avaient été ni saccagées ni détruites parce qu’aux yeux des Guinéens, elles n’évoquaient rien. Il y a, je crois, une autre raison. Beaucoup plus évidente que la première. » Laquelle ? « Simplement, que notre musée national n’a pas grand-chose d’autre à exposer. Et les conditions de la disparition de la presque totalité du patrimoine guinéen mériteraient d’être explorées. »

FRESQUE CHINOISE

Le 24 août 1958, le général de Gaulle, qui veut accélérer le processus de décolonisation de l’Afrique francophone, vient proposer aux Guinéens de s’associer à la France dans le cadre d’une communauté d’États. Le maire de Conakry, Sékou Touré, lui oppose une cinglante fin de non-recevoir. «Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage», déclame le jeune politicien de 36 ans. Humilié, de Gaulle décide de prendre au mot le dirigeant guinéen. Tous les ingénieurs, les cadres, les professeurs et les administrateurs français sont invités à revenir en métropole, séance tenante. La Guinée a à peine eu le temps de devenir une «République populaire et révolutionnaire» qu’elle sombre dans le chaos et Sékou Touré, un tyran qui se tourne vers les dictatures communistes pour trouver de l’aide. La Chine de Mao répond immédiatement à l’appel. En 1967, elle achève la construction d’un gigantesque Palais du Peuple, à Conakry, dont l’intérieur est décoré de fresques révolutionnaires que l’on peut encore voir, intactes, dans le vaste bâtiment déserté.

Un buste de Marianne exposé dans les gravats du jardin du Musée national.

ICÔNE BANNIE

Le Ndimba-Pimba a inspiré Picasso et Giacometti. On le voit partout en Guinée, sur les billets de banque, dans les vitrines de presque tous les magasins et aux frontons des ministères. Mais de là à en faire l’incarnation de la Nation guinéenne!
C’est « Haram ! » a fulminé Elhadj Mansour Fatiga, imam de Nongo. Le religieux musulman n’est pas du tout disposé à laisser une idole représenter un pays que les prédicateurs musulmans ont presque totalement islamisé. Tierno Monémembo s’est immédiatement insurgé contre la position des musulmans de Guinée, défendue principalement par la communauté peule. « Le grand Kara- moko Alpha de Timbo, explique-t-il, ce musulman sincère, reprochait aux gens de son peuple d’avoir oublié qu’ils étaient des Peuls devenus musulmans et pas des musulmans devenus Peuls. Cela signifie que toutes les valeurs qui ne sont pas en contradiction flagrante avec les cinq piliers de l’islam doivent être sauvegardées. Cette affaire doit nous rappeler notre constitution laïque qui met tous les rites, toutes les croyances, toutes les icônes sur un pied d’égalité. Ce respect que nous devons aux autres religions ne doit pas occulter le fait que les Bagas, les Nialous, les Coniaguis, les Bassaris, les Tyapis, les Badiarankés, les Lélés, les Kourankos sont les peuples autochtones de ce pays. Cela veut dire que leur iconographie exprime mieux que tout autre le gout de cette terre et l’âme de son peuple. » Mais ces objets, ces images, on ne les trouvera pas au Musée national de Guinée à Conakry. Une reproduction de masque baga, un costume de danse ou quelques fétiches ne suffisent pas à masquer le vide des salles plongées dans une triste pénombre. Dans le jardin du musée, les monuments coloniaux autant que la vilaine statue du tyran marxiste et musulman semblent déplacés. Les dieux de la Guinée sont toujours en exil.

 

 

 

 

Le buste de l’ancien dictateur
Sékou Touré de sinistre mémoire.

Le buste de l’ancien dictateur Sékou Touré de sinistre mémoire.

Le buste de l’ancien dictateur Sékou Touré de sinistre mémoire.

N°142

error: Le contenu est protégé