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Minorque, île rebelle
SUCRE, LE GRAND MENSONGE
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ÉVA /
SION

DERNIÈRE
VISITE AU
PARADIS BLANC

Texte et photos : Jean Marie Hosatte

Aux confins du monde arctique, le Spitzberg se réchauffe inexorablement. À bord du « Persévérance », l’explorateur et médecin français Jean-Louis Étienne tente d’alerter l’opinion publique et les gouvernements avant qu’il ne soit trop tard.

L’explorateur et médecin français Jean-Louis Étienne.

Agaçant Shakespeare. Irritante, sa manie de lancer des questions insolubles comme : « Où va tout le blanc quand fond la neige ? » C’est presque aussi vertigineux que ce « Être ou ne pas être ? » que le génie pose, vers 1596, l’année où Willem Barents découvre le Spitzberg, la plus grande île norvégienne de l’archipel du Svalbard. Aujourd’hui, c’est là, à 1000 kilomètres au sud du pôle Nord que l’on commence à avoir une idée un peu plus précise de ce qu’il advient du blanc quand la neige a fondu.
Au Spitzberg, le blanc du manteau neigeux disparu explose en une palette de couleurs que l’on n’avait jamais vues, aussi loin au nord du monde. Le blanc défunt de la glace et de la neige ressuscite en vert, en pourpre, en jaune, en bleu des mousses et des fleurs qui envahissent des terres où aucun arbre n’a poussé. Le Spitzberg prend des couleurs. Jamais il n’a été aussi beau et moins hostile à l’homme. Dans un fjord, sur la côte ouest de l’île, l’explorateur et médecin français Jean-Louis Étienne s’émerveille du spectacle : « Je ne peux pas m’empêcher de noter toutes ces différences dans ces paysages que j’ai découverts il y a tant d’années en naviguant le long de ces côtes ou en les survolant en ballon. C’est beau... c’est trop beau. »

PÂLE COMME LA MORT

En 1838, Léonie d’Aunet s’extasie devant un spectacle qu’aucune femme avant elle n’avait contemplé. La gamme des couleurs des paysages qu’elle découvre dans leur beauté originelle est assez limitée : « Ces glaces au pôle, qu’aucune poussière n’a jamais souillé, aussi immaculées aujourd’hui qu’au jour de la création, sont teintées des couleurs les plus vives, c’est l’éclat du diamant, les nuances éblouissantes du saphir et de l’émeraude confondues dans une substance inconnue et merveilleuse. »
Mais c’est sur le rivage que l’exploratrice et romancière découvre le visage pâle comme la mort du Spitzberg.

Le blanc du Spitzberg. Mais pour combien de temps encore ?

Un glacier du Spitzberg. Certains observateurs prédisent qu’à partir de 2030, l’île connaîtra des étés sans glace.

Moins de neige, plus de chaleur, plus de chaleur, moins de neige et ainsi de suite... « Ce qui est saisissant, reprend Jean-Louis Étienne, c’est la vitesse d’emballement du processus. Si les données que les scientifiques ne cessent de recueillir sont confirmées, cette partie de l’Arctique sera l’une des premières à subir une transformation totale à cause du changement climatique. »
Certains observateurs prédisent ainsi qu’à partir de 2030, la région devrait connaître des étés sans glace. Ce qui signifierait des îles sans ours polaires, des fjords sans morses, sans phoques, des falaises où les cris de millions d’oiseaux en train de nicher se seraient tus.

AUBAINE POUR L’ÉCONOMIE

À moins de porter des œillères économiques parfaitement ajustées, la disparition des glaces de l’Arctique est une excellente nouvelle pour certains. Depuis cinq siècles, en effet, les navigateurs cherchent des routes maritimes libres de glace qui, passant au plus près du pôle, permettraient de relier l’Asie à l’Amérique et à l’Europe.

 

À Longyearbyen, une statue
rappelle que jusqu’en 2023 des
mineurs extrayaient du charbon
de ces terres inhospitalières.

À Longyearbyen, une statue rappelle que jusqu’en 2023 des
mineurs extrayaient du charbon de ces terres inhospitalières.

Jean-Louis Étienne a baptisé « Persévérance » son bateau, le plus grand voilier océanographique du monde et le seul capable d’affronter les pires conditions atmosphériques imaginables.

S’il était navigable toute l’année le Grand Passage de l’Ouest, par l’Atlantique Nord raccourcirait la distance entre Tokyo et Londres de 23’000 à 16’000 kilomètres.
Le Grand Passage de l’Est, celui qui longe la Sibérie, permettrait à un porte-conteneurs de n’avoir que 14’900 kilomètres à franchir au lieu de 20’000 pour relier Shanghai à Rotterdam. En passant par l’Arctique, le transport maritime mondial deviendrait moins cher, mais aussi moins polluant. Vue sous l’angle de la rentabilité et de la réduction des émissions de gaz à effets de serre, la fonte des glaces polaires est bonne pour l’économie et pour le climat. Ce serait une incroyable aubaine pour les entreprises extractives.
Le fond de l’océan Arctique regorge de pétrole et de minerais de toutes natures et en particulier de métaux rares indispensables à la transition verte des vieilles économies industrielles. C’est l’argument que la Norvège oppose à ses adversaires, les ONG particulièrement, qui lui reprochent de se montrer un peu trop pressée d’exploiter les richesses des fonds arctiques. En janvier 2024, le parlement a fait marche arrière sous la pression de l’opinion publique mondiale qui s’est exprimée à travers des pétitions rassemblant des centaines de milliers de signatures.

Les abysses arctiques ne seront pas « exploités », mais « explorés », pour autant aucun projet d’exploitation minière n’a été définitivement refermé. Si tout se passe comme le prévoient les Norvégiens, le Spitzberg redeviendra un pays de mines.

TERRE DE PERSONNE

Longyearbyen, la capitale de l’archipel, porte le nom d’un hardi entrepreneur américain qui y a ouvert les premières mines de charbon. Le filon a été exploité pendant cent vingt ans. Le dernier puits a été fermé en 2023 seulement. Aujourd’hui, les infrastructures minières encore debout ont été classées monuments historiques. C’est un moyen pour les Norvégiens de rappeler que depuis sa découverte, le Spitzberg a été une terre hostile, où l’on ne peut gagner sa vie qu’en travaillant dur dans des conditions inhumaines. Leur bienveillance naturelle ne s’exprime pas là-bas. C’est le pays où les forts ne s’encombrent pas des faibles. Il n’y a pas d’hôpital sur l’île alors que le moindre faux pas face à un ours polaire qui rôde ou sur la glace trop fragile se paie au prix fort.

Au-delà de Longyearbyen, la loi norvégienne impose d’être équipé d’un fusil de gros calibre pour se défendre des attaques des ours polaires.

Une impression de dureté de la vie qui se confirme quand on pousse jusqu’à Pyramiden, la cité minière soviétique idéale que les Russes ont définitivement abandonnée en 1998.

FUSIL OBLIGATOIRE

Jusqu’aux années 20, le Spitzberg était considéré comme Terra nullius, c’est-à-dire n’appartenant à personne. À la fin de la Première Guerre mondiale, un traité accorde à la Norvège la souveraineté sur l’archipel, mais tous les pays signataires sont autorisés à en exploiter les ressources.

Seule la Russie dispose d’une main-d’œuvre assez craintive et affamée pour s’en aller creuser dans des mines de charbon au-delà du cercle polaire. Le calvaire va durer jusqu’à la presque fin du XXe siècle. Il ne reste plus à Pyramiden qu’un ou deux gardes russes armés qui patrouillent le site et protègent contre les attaques des bêtes les quelques touristes qui viennent s’aventurer jusque-là.
En quarante ans d’expéditions polaires, Jean-Louis Étienne n’est jamais tombé nez à truffe avec un ours blanc. Il interprète cette incroyable chance comme un signe du destin.

«En 1986, quand j’ai traversé l’Arctique seul et à pied, j’avais été obligé d’emmener un pistolet avec moi pour me défendre ; ma pétoire ne m’aurait vraiment servi à rien si j’étais tombé sur un prédateur aussi puissant. J’étais pourtant sur leur terre, une proie facile et visible. Je n’ai jamais vu de près que la trace d’une patte énorme. Comment ne pas imaginer que ces territoires m’acceptaient sans m’imposer le choix d’avoir à tuer ou d’être tué ? »

La très stricte loi norvégienne impose à toute personne qui franchit les limites de Longyearbyen d’être armée d’un fusil de gros calibre et de tirer si un ours polaire s’approche à moins de 50 mètres. Comme les autres visiteurs du Svalbard, Jean-Louis Étienne respecte cette obligation, mais à son corps défendant. C’est le prix à payer pour pouvoir continuer à emmener des passionnés au plus près du territoire des ours à bord du Persévérance, «le plus grand voilier océanographique» jamais construit. Ce bateau qu’il a entièrement conçu, Jean-Louis Étienne l’appelle «sa cathédrale».

Un renne s’abreuvant. La plupart de l’archipel va être placée hors d’atteinte de l’homme pour faire face au surtourisme.

Son manteau neigeux disparu, le Spitzberg révèle une palette de couleurs à la richesse insoupçonnée.

L’ARCHE DE NOÉ DES PLANTES

Mais trop tard, c’est quand ? Au Spitzberg, des dizaines de chercheurs travaillent d’arrache-pied à cette question. Ils sont pour la plupart rassemblés sur la base internationale de Ny Alesund dans le Kongsfjorden. Depuis le pont du Persévérance qui croise au large, la base a des allures de décor de film de science-fiction. Les Norvégiens l’ont installée là en 1962 à la place d’une ancienne mine de charbon inexploitable parce que trop dangereuse pour les ouvriers. À partir des années 90, l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni, l’Italie, la France, la Corée du Sud, la Chine, l’Inde ouvrent des ambassades scientifiques à Ny Alesund.
Dans toutes les langues, on cherche à répondre à cette interrogation que le facétieux Shakespeare aurait pu poser : « Où va tout le froid quand le Spitzberg se réchauffe ? » Personne n’a encore de réponse, tant le fonctionnement de la machine climatique semble influencé par des milliers de milliers de paramètres. Tout ce que l’on sait, c’est que le processus de réchauffement ne cesse de s’accélérer. L’inquiétude du monde se cristallise à quelques kilomètres de Longyearbyen, dans « l’arche de Noé des plantes ». Le Global Seeds Vault a été aménagé en 2008 dans une ancienne galerie de mine percée dans le pergélisol. À ce jour, 1,25 million d’échantillons de toutes les graines de plantes vivrières y sont entreposés en toute sécurité. Le monde peut bien se réchauffer, se bombarder, s’entretuer, s’inonder ou s’incendier, l’avenir agricole de l’humanité est garanti. Jamais « l’arche » n’a reçu autant de graines qu’en 2024. Ce serait le signe d’un sentiment d’urgence qui
affecte désormais toute la planète. 

QUESTION DE TEMPS

« Il est impossible de refuser l’idée que tout va changer à cause des bouleversements climatiques. Mais dans quelle mesure ? À quelles échéances dans le temps ? reprend Jean-Louis Étienne. Depuis des années, toutes les discussions que j’ai avec des scientifiques du monde entier se concluent de la même façon : par une demande de plus en plus pressante de données recueillies sur une longue période, là où les échanges entre l’atmosphère et les océans sont les plus importants et cette zone se trouve exactement de l’autre côté du monde, entre les ‹quarantièmes hurlants › et les ‹ cinquantièmes rugissants ›. Il n’existe aucun bateau au monde, à part le Persévérance, capable d’affronter les pires conditions atmosphériques imaginables. Je l’ai justement conçu et nous l’avons construit dans ce but. » Amarré face à la paroi vertigineuse d’un glacier dans un paisible fjord inondé de soleil, le vaisseau ressemble à un gladiateur en armes assis dans un salon de thé ; pas vraiment à sa place sur cette mer d’huile. Son équipage rêve de tempêtes. Ses vœux pourraient se réaliser d’ici un an... deux ans... « Persévérance, continue l’explorateur français, fait partie du programme Polar Pod que j’ai imaginé pour répondre aux souhaits de la communauté scientifique mondiale. Notre voilier sera le navire ravitailleur d’une station océanographique internationale qui sera emportée par le courant circumpolaire tout autour du continent antarctique. Il faudra trois ans pour en faire deux fois le tour. C’est le temps nécessaire pour récolter toutes les données sur la capture du carbone par les eaux froides, la vie sous-marine, la pollution par les plastiques et beaucoup d’autres sujets, dont les chercheurs ont besoin pour nous dire combien de temps il nous reste avant qu’il ne soit trop tard. Persévérance sera la ligne de vie entre Polar Pod emporté par les tempêtes et les ports de l’hémisphère du sud...»
Dans le carré de son bateau, Jean-Louis Étienne n’en finit pas de détailler un projet auquel il a consacré dix ans de son incroyable vie. On le devine impatient de quitter les eaux de ce Spitzberg trop coloré à son goût. Quarante années d’explorations polaires lui ont donné l’habitude d’être le seul minuscule point de couleur dans les immensités blanches.

À pied, en solitaire, en bateau, en ballon... Jean-Louis Étienne explore depuis plus de quarante ans les régions polaires.

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