Comment les mégagaleries braquent l’art contemporain
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Flacking

Quand l’art refait le trottoir

Avec ses mosaïques qui pansent le macadam urbain, le ou la mystérieux(se) artiste lyonnais(e) Ememem séduit la planète entière.

Texte et photos Jean-Marie Hosatte

Ememem en pleine création, dans son atelier, à Lyon.

C'est sérieux, un trou. C’est même grave. Un trou dans une dent vous envoie direct chez le dentiste.
Un trou dans la caisse vous expédie en prison. Un trou noir vous propulse dans un univers parallèle dont on ne peut plus revenir. C’est la gravité maximum. Stephen Hawking l’a calculée.
Et il y a les formes humaines des trous que la décence empêche de nommer par leur nom usuel. Mais ils existent, ils sont partout. Il faut en être convaincu. Il faut prendre au sérieux ceux qui maîtrisent l’art de reboucher les trous. Les dentistes, les fiscalistes et les huissiers, les cantonniers et maintenant les artistes.
Le plus connu d’entre eux, parce qu’il fut le premier, parce qu’il fut l’inventeur du flacking, cet art urbain qui consiste à boucher les nids-de-poule sur nos trottoirs en les remplissant d’arcs-en-ciel en céramique, s’appelle Ememem.
Il ou elle est lyonnais(e). Pourquoi ce pseudonyme ? Parce que sa « mob faisait ce bruit » quand il ou elle tournait à fond la manette des gaz. Il ou elle ne trouve pas d’autre explication. Ememem, comme une vieille mob qu’on pousse au maximum. D’autres, mais pas lui ou elle, n’ont pas refusé l’évidence : Ememem pour «Aime ! Aime ! Aime ! »

 
 
 
 
 

Flacking «Old school », à Lyon, 2021.

   C’est vrai qu’Ememem est assez doué(e) pour aimer les gens, les quidams, les inconnus. C’est peut-être pour cela qu’il ou elle veut rester anonyme. Un inconnu parmi les inconnus à qu’il ou elle veut assez de bien pour réparer les trottoirs que la foule piétine au quotidien. Quand il a commencé à boucher des trous, il y a quatre ou cinq ans, personne ne lui avait rien demandé. Ememem a pas mal de points communs avec cet Elzéard Bouffier, « L’homme qui plantait des arbres », inventé par Giono. Le vieux berger plantait des chênes dans la montagne gratuitement, mais pas pour rien. Il plantait parce que c’était joli, utile et nécessaire. Personne ne lui avait passé commande. Personne ne connaissait le vieil Elzéard. Un anonyme donateur de joliesse.

« BLISS POINT » : DU PLAISIR MAIS AUCUN BIEN

Boucher des trous dans le macadam avec des carreaux en céramique, est-ce utile ? Est-ce que c’est nécessaire ?
À la question de savoir si c’est joli, la réponse est oui. À presque 100% des personnes sondées à la va-vite sur les trottoirs de Lyon ou de Marseille. Il y en a qui critiquent, qui n’aiment pas et même qui s’opposent. Ceux-là, les aficionados d’Ememem les appellent du nom de ces trous que la décence empêche de qualifier plus précisément. Mais ces réfractaires seront bientôt tous vaincus. Parce que ça marche bien, le flacking. Depuis qu’Ememem bourre de la couleur dans les fissures, les cassures, les ornières, les passants ont de nouveau les yeux en face des trous.
    Et ça les rend heureux. Le trou qui peut vous faire trébucher un jour vous fera sourire le lendemain. C’est l’effet Ememem, qui se produit au petit matin, quand on court déposer les gosses à la crèche ou s’engloutir dans la gueule ouverte d’une station de métro. Un autre trou, mais hors du champ de compétence d’Ememem. Question d’échelle. Lui ou elle ne s’intéresse qu’aux petits « trousmatismes ». Les trous moches et quotidiens. Ceux qui gobent les vieux mégots. Les vicieux qui cassent les talons aiguilles. Ceux qui s’imbibent de la marée noirâtre des flaques qui n’ont pas suinté jusqu’au caniveau. Ces trous-là, les plus laids, des mines de cafard à ciel ouvert, Ememem les repère.

Au matin, les passants les moins étourdis verront qu’Ememem est passé(e) dans leur quartier. Ci-contre, flacking «Old school », à Lyon, 2021.

Flacking «Old school », à Lyon, 2021.

   Il ou elle les mesure au millimètre près: panseur de trottoirs, c’est un travail de précision ! Il ou elle cartographie les béances. Profondeurs, caps, isthmes, récifs de béton, affleurements « macadamiques », les pavés qui deviennent des falaises, tout est indiqué sur la carte qu’Ememem rapporte dans son atelier. Là, silencieux(se), il ou elle va fouiller sur des étagères qui menacent de s’effondrer sous le poids des céramiques récupérées dans les bennes, derrière les entrepôts, aux lisières des villes. Ememem choisit soigneusement les couleurs, les brillances, les textures. « Je peins avec du solide », dit-il, dit-elle. Pas facile. Ememem dispose les formes sur la carte du trou. L’assemblage coloré doit s’emboîter dans le trou condamné à ne plus jamais en être un.
L’œuvre achevée, Ememem file la coller dans son écrin de goudron avec du mortier à prise rapide. Au matin, les passants moins étourdis verront qu’Ememem est passé(e) dans leur quartier. Une petite bonne nouvelle pour commencer la journée, un salut en couleur qu’on a envie de retrouver. C’est de l’intime collé en place publique quand l’artiste « flacke » en utilisant du carrelage de salle de bains. Ça fait imaginer des histoires, des vies.
Et c’est gratuit !

Le trou qui
peut vous faire
trébucher un jour
vous fera sourire
le lendemain.

C’est de l’intime collé en place publique quand l’artiste « flacke » en utilisant du carrelage de salle de bains.

Premier flacking de la série «Bijoux pour trottoir », à Lyon, 2021.

Bel emplacement pour un flacking !

   Dans les commissariats des villes où Ememem a «flacké», les agents reçoivent régulièrement des appels pour qu’ils viennent arrêter les voleurs qui tentent de desceller les bouche-trous que l’artiste leur a offerts.
   Un trou «flacké», ça vous donne des envies de réciter un «Je vous salue ma rue». Alors, on y tient. Et on en voudrait partout. Ememem ne peut pas satisfaire à la demande. On le ou la voudrait à Genève, Lyon, Paris, en Norvège, au Chili, en Amérique. Partout où il y a des trous à reboucher. Le marché est énorme. Mais on veut maintenant du flacking sur du neuf. On en veut sur des murs tout juste décoffrés, sur des trottoirs goudronnés de frais. Il y en aura sur des bâtiments du village olympique de Paris. On en trouve sur les murs des bons restaurants de Lyon, sur des bâtiments officiels. On en accroche sur les sièges sociaux flambant neufs. Les Dircom des grandes marques de carrelage et de céramique se damneraient pour qu’Ememem jettent un œil à leurs chutes de rien et s’en serve pour faire du joli et du décalé. Le flacking, il suffisait d’y penser. « En matière de trouvailles, il n’y a que les trous qui vaillent. » Pas sûr que Lacan ait pensé aux trottoirs en écrivant cette phrase. Pas sûr, non plus, qu’Ememem l’ait lue. En tout cas, ça colle bien au flacking

«Proto-flacking » : broderie expérimentale d’Ememem avant la création des premiers flacking, Lyon, 2012.

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