
Flacking : Quand l’Art Refait le Trottoir

Cuba, la passion d’Hemingway

Flacking : Quand l’Art Refait le Trottoir

Cuba, la passion d’Hemingway
ITER
VOYAGE AU TEMPLE DU SOLEIL
Iter, le chemin, la voie, en latin. C’est aussi un programme scientifique auquel on a donné un nom qui conviendrait bien à une religion. Depuis 2006, on lui construit sa cité sainte à Cadarache, sur la commune de Saint-Paul-lès-Durance, dans les Bouches-du-Rhône. Quarante bâtiments dispersés sur 200 ha entourent le bâtiment B2, la cathédrale qui abrite le saint des saints, le tokamak. Cette structure d’acier, de béton, de métaux rares, d’alliages secrets, pèse 23000 tonnes, deux fois le poids de la tour Eiffel. ITER, c’est Babel. Cinq mille hommes et femmes de 90 nationalités différentes travaillent sur le site. Ils ne construisent pas une tour pour toucher le ciel. Ils fabriquent une cage électromagnétique dans laquelle ils allumeront un astre qui sera dix fois plus brûlant que le cœur du soleil: 150 millions de degrés Celsius.
Jamais l’humanité ne s’était lancée dans une aventure scientifique aussi ambitieuse. Jamais non plus elle ne s’était sentie aussi menacée. La Terre est trop chaude, les océans trop acides, l’atmosphère trop chargée en carbone. L’apocalypse, c’est demain. Le salut, c’est ITER. Que brille le soleil artificiel de Cadarache, et disparaîtront les angoisses qui nous accablent depuis que nous sommes tombés en anthropocène. L’humanité disposera pour au moins trente millions d’années d’une source d’énergie illimitée, décarbonée, ne produisant que peu de déchets radioactifs et pas du tout de plutonium. On ne fabriquera pas d’armes de destruction massive avec les sous-produits des futurs réacteurs à fusion. Pas de religion sans sacrifices. L’humanité unie dans la foi d’ITER dépense sans compter pour achever son premier réacteur de fusion nucléaire. Son nouveau temple du soleil. Cinq milliards d’euros avaient été promis au culte itérien. Mais la foi provoque des miracles. Les milliards se sont multipliés. On en a dépensé 22. Il en faudra peut-être trois fois plus pour achever le grand tokamak. Ce sera en 2030-2035, annoncent les savants de Cadarache. Ce sera l’année de la révélation. On saura si on peut récupérer dix fois plus d’énergie que la quantité nécessaire pour activer le plasma à l’intérieur du to- kamak. Si le test réussit, on pourra espérer qu’ITER nous conduise à l’Eden énergétique. Sans trop rester sur la case apocalypse.
La fusion nucléaire rapproche des atomes pour générer des quantités formidables d’énergie.
Mais elle rapproche également les scientifiques et les peuples. L’expérience qui a permis de découvrir ce phénomène a été réalisée pendant la conférence Atoms for Peace, à Genève, en 1958. Pendant plusieurs jours, un échantillon composé de 5000 savants atomistes a été soumis aux effets de la «grande accélération», ce moment à partir duquel toutes les courbes matérialisant l’impact de l’humanité sur le fonctionnement du «système Terre» se sont mises à grimper à la verticale. Cet emballement commence en 1945. Moins de dix ans plus tard, on sait que nous ne disposerons jamais assez d’énergies fossiles, d’eau, d’espace, de terres agricoles pour soutenir le rythme du développement économique. On a également calculé que le réchauffement climatique, la pollution chimique, l’acidification des océans, l’explosion démographique font peser une menace réelle sur la vie sur Terre.
Le philosophe Bruno Latour (1947-2022) a défini la grande accélération comme ce moment de l’histoire humaine où «les politiques restent calmes, les intellectuels silencieux et les scientifiques ont peur». Si les dirigeants des pays ne semblent pas affolés, c’est parce qu’ils comptent sur les savants pour mettre au point une parade aux périls qui s’annoncent.
L’urgence est de sortir de l’ère de la combustion. L’humanité ne survivra pas au réchauffement et à la pollution.
Et si les scientifiques sont inquiets, c’est parce qu’ils savent déjà que la fusion nucléaire est la seule option scientifique et technologique qui permettrait à l’humanité de prospérer sans plus jamais avoir à s’angoisser pour la qualité de l’air, le niveau des rivières et le réchauffement climatique.
L’énormité des énergies sombres libérées par la « grande accélération» est telle que savants communistes et chercheurs capitalistes, atomistes chinois et physiciens japonais sont contraints de surmonter les forces répulsives qui les écartaient les uns des autres. Ce rapprochement provoque une fusion des savoirs, qui génère des flux considérables d’enthousiasme. Mais la puissance dégagée par l’expérience n’est pas suffisante pour éclairer entièrement le chemin conduisant à la maîtrise de
la fusion nucléaire. Edward Teller (1908-2003), le père de la bombe H américaine, conclut l’expérience de 1958 par un laconique : « Le problème de la fusion contrôlée n’est pas forcément insoluble. »
L’expérience de rapprochement des contraires pour arriver à la maîtrise de la fusion nucléaire est reproduite une nouvelle fois en 1985, à Genève. Au cours des presque trente années qui se sont écoulées depuis la conférence de 1958, rien n’a ralenti la vitesse de la «grande accélération». Entretemps, la population mondiale a augmenté de presque 2 milliards d’individus. L’eau des océans est devenue plus acide, la consommation d’eau et d’énergies fossiles a explosé, les fertilisants chimiques appauvrissent les sols. Partout, on pêche trop de poissons, on brûle trop de forêts. Sans arrêt, on artificialise plus de sols.
Les physiciens persistent à penser que la fusion nucléaire pourrait apporter une solution définitive à toutes les situations à très haut risque que l’humanité a créées. À Novossibirsk, en 1968, l’équipe de Lev Artsimovitch réussit à porter un plasma à 10 millions de degrés Celsius pendant vingt millisecondes. Pour l’époque, la performance des Soviétiques est époustouflante. Mais de telles avancées sont rares, et la perspective d’une maîtrise totale de la fusion doit être repoussée de plusieurs décennies. Il allait falloir plus de moyens, plus d’outils de recherche, plus de coopération internationale et donc plus de milliards à dépenser pour pouvoir offrir à l’humanité la certitude qu’elle disposerait d’une énergie propre et illimitée avant que la catastrophe ne se produise.
En 1985, les deux éléments que l’on va tenter de fusionner sont totalement opposés mais leur rapprochement pourrait libérer une énergie considérable. Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev sont alors les deux chefs d’Etat les plus puissants de la planète. Le Soviétique qui vient d’arriver au pouvoir, et qui sait dans quel état de délabrement se trouve son pays, propose au Président américain de travailler ensemble pour le bien de l’humanité. Il propose de ralentir un peu la course aux armes atomiques pour investir massivement dans la recherche sur la fusion nucléaire. Reagan accepte malgré la répulsion que lui inspire l’Union soviétique qu’il appelle «L’empire du Mal». Mais les temps ont changé. Le «péril rouge» n’est plus le seul à peser sur le monde.
Aux Etats-Unis, Road to Survival de
l’écologue et ornithologue William Vogt et Our Plundered Planet de l’écologiste Fairfield Osborn se sont vendus respectivement à 20 et 30 millions d’exemplaires. Le grand public a compris que les activités humaines ont une infinité d’effets négatifs sur le fonctionnement du système Terre. L’urgence est de sortir de l’ère de la combustion. L’humanité ne survivra pas au réchauffement et à la pollution de l’atmosphère. La seule issue pour échapper à l’incendie s’ouvre sur les réacteurs à fusion nucléaire qui produiront une énergie illimitée, décarbonée, générant peu de déchets radioactifs et utilisant le combustible le plus abondant qui soit: l’hydrogène.

Eléments de la chambre à vide toroïdale où se produira la réaction de fusion.
Les réacteurs à fusion installeront l’humanité dans un éden énergétique pour au moins trente millions d’années. Le magnétisme de cette promesse est si puissant que l’Union européenne, l’Inde, la Chine, le Royaume-Uni, la Suisse, la Corée du Sud et le Japon sont attirés vers le noyau originel américano-soviétique.
La fusion de 35 nations, rassemblant les deux tiers de l’humanité, provoque l’ignition du projet ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor). Le but est de rassembler tous les savoirs disponibles sur la planète, toutes les compétences techniques et tout le potentiel industriel pour créer un seul réacteur de démonstration à l’échelle mondiale. La décision prise, restait à organiser cette Babel de la science. C’est peut-être la tâche la plus colossale de tout le projet.
Les principaux pays signataires s’engagent à apporter des contributions en nature à la construction d’une machine géante de 400 000 t – dont 23 000 pour le seul tokamak où sera « allumé » le plasma à 150 millions de degrés Celsius. Les quelque 10 millions de pièces nécessaires seront fabriquées dans leurs pays respectifs par des Chinois, des Italiens, des Coréens, des Espagnols, des Allemands, des Indiens, des Russes. Elles seront ensuite acheminées vers la France pour y être assemblées. C’est un projet titanesque, l’équivalent pour notre siècle, dit-on, de la construction
des pyramides de Gizeh, il y a quatre
mille cinq cents ans.
Ambition coûteuse
Cette hyperproduction – hormis la Station spatiale internationale, il n’y a pas et il n’y a jamais eu de projet scientifique plus ambitieux qu’ITER – a un coût. Qui dérape. Cinq milliards d’euros en 2000; 22 milliards aujourd’hui mais le département de l’Energie américain estime qu’à terme, son coût réel pourrait atteindre 54 milliards d’euros. Après un affrontement franco-japonais bref mais brutal, le site de Cadarache, dans les Bouches-du-Rhône, est choisi pour être le début du «chemin» (iter en latin) vers la maîtrise de la fusion. En 2006, les travaux commencent sur les terrains mis à la disposition du programme par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Avec ITER, l’humanité cherche à fabriquer un soleil sur Terre.
Reproduire le processus de fusion (...) où des atomes légers se rapprochent suffisamment pour n’en former plus qu’un, en libérant une quantité phénoménale d’énergie.
Cette façon de résumer le plus ambitieux programme de recherche jamais engagé dans l’histoire humaine n’est pas tout à fait exacte. La finalité du projet est de concevoir et de fabriquer un soleil infiniment plus efficace que l’étoile à laquelle nous devons de vivre. «Le soleil, explique le physicien Etienne Klein, est un réacteur nucléaire assez lamentable dans la mesure où 1m3 de soleil rayonne 800 W, c’est-à-dire moins que le corps humain. » Il faut faire mieux, infiniment mieux pour espérer, un jour, mettre à la disposition de l’humanité une source d’énergie propre et illimitée. Pour cela, on va reproduire le processus de fusion tel qu’il se produit naturellement dans le soleil, où des atomes légers se rapprochent suffisamment pour n’en former plus qu’un, en libérant une quantité phénoménale d’énergie. Mais sur Terre, on va tenter de reproduire ce phénomène avec un rendement énergétique bien supérieur. Pour cela, au lieu d’utiliser de l’hydrogène comme combustible, on va obliger deux de ses isotopes: le deutérium et le tritium à fusionner.
Rien de plus simple à imaginer. Rien de plus complexe et de plus hasardeux à réaliser. Pour que la fusion du deutérium et du tritium se fasse, ces deux éléments doivent être portés à une température de l’ordre de 150 millions de degrés Celsius. À cette température dix fois supérieure à celle du Soleil, l’enveloppe d’électrons qui gravite autour des noyaux d’atomes se volatilise. Il se forme alors un plasma, sorte de nuée que l’on définit comme le quatrième état possible de la matière.
Or, si l’on sait comment contenir les gaz, les solides et les liquides, le confinement et le contrôle d’un plasma à 150 millions de degrés Celsius demeurent des énigmes presque totales. La seule solution envisageable est de créer autour du plasma une sorte de cage dont les barreaux sont constitués de puissants champs magnétiques. Cette enveloppe invisible est générée par des électro-aimants géants qui ne fonctionnent correctement que s’ils sont refroidis à la température de l’espace intersidéral, soit environ –269 °C.
ITER, c’est un empilement vertigineux de briques superlatives. Rien de plus chaud, le plasma ne côtoie, sur une distance de quelques centimètres seulement, rien de plus froid que ces électroaimants. Rien de plus complexe, un objet technique d’au moins 1 million de pièces différentes, n’est en cours d’assemblage pour contrôler rien de plus élémentaires que des atomes légers. Miracle ou folie ? C’est le miracle d’ITER. Forcer les extrêmes à interagir, enfermer une suite infinie d’infinis de vitesse, de température, de forces magnétiques, dans une boîte hermétiquement fermée de 1 000 m3. Sur le chantier, on compte en tonnes, en centaines, en milliers de tonnes, mais tout se mesure en fraction de micron. Folie, pour Pierre-Gilles de Gennes (1932-2007) et Georges Charpak (2024-2010). Folie des grandeurs. Trop de milliards pariés. Trop d’espoirs exprimés, alors que des difficultés insurmontables, comme l’obligation d’inventer de nouveaux matériaux pour construire le tokamak qui sera la pièce centrale, devraient nous ramener à la raison. En 2006, puis en 2010, les deux prix Nobel de physique plaident pour une réorientation totale et immédiate du fleuve d’euros et de dollars qui allait être engloutis dans le chantier d’ ITER.
Ceux-ci préféreraient que ces crédits aillent vers des programmes de recherche destinés à améliorer l’efficacité et la sécurité de l’énergie nucléaire de fission, celle que nous maîtrisons depuis quelques décennies déjà.
Les alarmes de Charpak et Gennes n’ont pas privé ITER d’un euro. Bernard Bigot, qui a dirigé ce programme de 2015 jusqu’à sa mort en 2022, ne contestait pas les arguments que lui opposaient les deux éminents savants. Mais il leur répondait en invoquant un pragmatisme économique et démographique : «Notre planète est peuplée de 8 milliards d’individus. Et c’est la disponibilité d’une énergie abondante et relativement bon marché qui a permis à la population mondiale, à partir de la fin du xviiie siècle, de se développer. Mais aussi longtemps que l’énergie était peu abondante et difficilement mobilisable, la population s’est trouvée naturellement limitée à 1 milliard d’individus dans des conditions de vie totalement différentes de celles qui sont les nôtres aujourd’hui. Ma conviction très sincère est que l’option dont nous disposons pour maintenir ces niveaux de population et de conditions de vie, c’est la fusion nucléaire.»
Le salut par la fusion. Ce dogme du culte itérien se heurte à la raison collapsologue. Pour Pablo Servigne, l’un des principaux théoriciens de la collapsologie, croire en ITER, c’est s’aveugler. «Rien ne nous dit, absolument rien ne nous dit, que la fusion nucléaire sera disponible à temps pour résoudre le problème de notre dépendance à l’énergie et de ses conséquences. C’est aujourd’hui et pas dans une échelle de temps compatible avec celle des recherches sur la fusion que se produit la catastrophe. Nous subissons déjà le réchauffement, la disparition des espèces, les premiers conflits environnementaux. Le pétrole ne cessera pas de couler dans dix ans mais demain. Avec quelle énergie allons-nous extraire puis transporter les millions de tonnes de matériaux qui seront nécessaires pour terminer ITER, le faire fonctionner et construire un jour des centaines de réacteurs de fusion? Pour produire de l’énergie, il faut utiliser beaucoup d’énergie, et nous n’en aurons bientôt plus assez.»

Au cœur de la plateforme, le complexe tokamak prend forme, cette machine expérimentale conçue pour exploiter l’énergie de la fusion. Au cœur de l’enceinte, l’énergie générée par la fusion des noyaux atomiques est absorbée sous forme de chaleur par les parois de la chambre à vide. Tout comme les centrales électrogènes classiques, une centrale de fusion utilisera cette chaleur pour produire de la vapeur puis, grâce à des turbines et à des alternateurs, de l'électricité.
Cet argument du temps jouant contre
ITER est développé par l’ingénieur et consultant Jean-Marc Jancovici: «ITER est déjà hors course. Le budget qu’on lui consacre est un gaspillage. Si tout se passe le moins mal possible, les premiers réacteurs de fusion seront disponibles en 2085. Or, si nous voulons tenir les 2 °C de l’accord de Paris, il faut que les émissions de CO2 arrivent à zéro d’ici à 2060. Il faut immédiatement passer à la sobriété et développer aussi vite et aussi massivement que possible la filière nucléaire à fission, en pariant sur les réacteurs de quatrième génération qui utilisent de l’uranium 238. Il faut aussi parier sur le thorium. Mais surtout compter sur la sobriété.»
Un grain de poivre
Cette question du temps déstabilise les chercheurs qui travaillent à contrôler la fusion thermonucléaire pour produire de l’énergie décarbonée en quantité illimitée. Le 13 décembre, l’annonce d’une avancée majeure dans ce domaine est arrivée à point nommé pour ranimer l’espoir que la fusion sera peut-être disponible à temps pour nous éviter l’apocalypse annoncée ou, au moins, en limiter les effets. Ce jour-là, les chercheurs du National Ignition Facility (NIF) ont indiqué qu’ils avaient franchi le «seuil d’ignition» en libérant plus d’énergie dans une expérience de fusion qu’ils n’en avaient utilisé pour la réaliser. Pour cela, une capsule contenant un mélange de deutérium et de tritium a été placée au point de convergence de 192 faisceaux laser à haute énergie.
La cible avait la taille d'un grain de poivre. L’instant crucial de l’expérience a duré un vingt milliardième de seconde. La chaleur dégagée est de 30 millions de degrés Celsius. Cet événement infiniment bref qui s’est produit en Californie, au cœur d’une cible minuscule, devrait pourtant être considéré comme un moment essentiel de l’histoire humaine. Aucune expérience de fusion n’avait jusqu’alors produit un gain d’énergie supérieur à 1.
L’implosion, aux Etats-Unis, d’un grain de poussière de deutérium et de tritium fait paraître un tout petit peu moins folle l’énormité du pari d’ITER. Vers 2035, on injectera dans le tokamak en cours d’assemblage 50 MW de puissance pour créer un plasma à 150 millions de degrés Celsius qui libérera 500 MW d’énergie pendant quatre cents secondes.
Dix ans plus tard, Demo, un réacteur expérimental, commencera à fonctionner pour produire de l’électricité de fusion sur de longues périodes de temps. Et vingt ans plus tard, des dizaines, des centaines de petits soleils artificiels commenceront à briller partout à la surface de la Terre.
On disposera alors de bien plus d’énergie qu’il n’en faut pour réparer la Terre. On entrera dans l’ère de «l’anthropocène positive». C’est le rêve de la géo-ingénierie. On ira chercher les matières premières nécessaires à la production de milliards de batteries à des profondeurs inatteignables aujourd’hui. On déversera des millions et des millions de tonnes d’oxyde de fer dans les océans pour créer de la biomasse. On pourra désaliniser autant d’eau qu’il n’en faut pour faire transformer la planète en un nouveau jardin d’Eden. Nous pourrons refroidir des data centers énormes pour y stocker quelques milliards supplémentaires de vidéos de chatons. Nous serons tous climatisés, tous abreuvés, nourris, déplacés, divertis autant que nous le voudrons. Au paradis décarboné, nous serons affranchis de toutes nos limites, libérés de toutes nos contraintes.
Retour à la réalité. Philippe Bihouix, l’auteur de L’Âge des low-tech (Points, 2021), a fait le calcul suivant: « Si notre consommation d’énergie augmente de 2% par an comme c’est le cas aujourd’hui, cela signifie, à l’échelle de l’humanité, un doublement de la consommation tous les trente-sept ans. Dans mille ans, il faudrait avoir multiplié la production d’énergie par 400 millions et dans mille cinq cents ans, il faudrait disposer sur Terre d’une puissance égale à celle du Soleil. On ne fera jamais des réacteurs nucléaires de la taille du Soleil. »
Mathématiquement, le «paradis énergétique» imaginé par Hans Jonas (1903-1993) se transformera en enfer. Selon le philosophe allemand, malgré tous les bienfaits qu’elle pourrait apporter à l’humanité, la fusion nucléaire reste «un cadeau qui doit être utilisé sagement dans l’optique de la responsabilité globale et non dans celle de la grandiose espérance
globale».
Ivan Illich (1926-2002), critique radical de la société industrielle, ne croyait pas que les sociétés puissent un jour être assez responsables pour pouvoir accepter un aussi merveilleux «cadeau» en vertu du principe que : «Le concept de quantité d’énergie socialement critique doit être élucidé... Le seuil de désintégration sociale due aux grandes quantités d’énergie est indépendant du seuil auquel la transformation de l’énergie se transforme en destruction physique.» En d’autres termes, la fusion nucléaire, énergie idéale, pourrait nous libérer de l’angoisse de disparaître à cause des catastrophes environnementales, mais cet affranchissement briserait tous les liens qui assurent la cohésion des sociétés. Nous serions alors plongés dans le chaos.
ITER nous ramène ainsi à l’essence du mythe prométhéen. La maîtrise de la fusion nucléaire, ce feu parfait des millénaires à venir, se paierait au prix des maux que notre démesure d’humains affranchis de toutes leurs inquiétudes répandrait sur la Terre. À se demander si Pandora n’aurait pas été un meilleur nom qu’ITER pour l’énorme boîte à soleil que l’on assemble à Cadarache.
Des dizaines, des centaines de petits soleils artificiels commenceront à briller partout à la surface de la Terre.

Fournie par l’Inde, cette pièce forme la base du cryostat, le thermos géant qui enveloppe la machine et limite les échanges thermiques entre le système magnétique, à température cryogénique (—269 °C), et l’environnement extérieur. Sa forme tient à la fois de l’assiette à soupe et du vaisseau spatial. Suspendue aux crochets du pont roulant, la base du cryostat semble vouloir s’élancer vers les étoiles.

Hall d’assemblage des pièces géantes qui constitueront le réacteur de fusion lors de la construction du réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER).
