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ÉVA /
SION

LA CINQUIÈME
SYMPHONIQUE

Texte et photos : Jean Marie Hosatte

Ira Berlin, Ethel Waters, Georges Gershwin, ou encore Bob Dylan. Ils ont vécu et chanté la Cinquième avenue. Une histoire de la plus célèbre rue du monde racontée par ses tubes planétaires.

L’enseigne du mythique Chelsea Hotel.

Newbold Morris préférait les brins d’herbe aux brins de voix. Cela n’aurait eu aucune conséquence s’il n’occupait, au début de ce printemps 1961, le poste de haut responsable des parcs, jardins et espaces de loisirs de la ville de New York. Le haut fonctionnaire n’était ni inculte ni borné. Mister Morris était même connu pour être un amateur d’art sincère et curieux. Pourtant, le répertoire des jeunes chanteurs clochardisés qui tentaient de se faire un nom à New York en entonnant leurs protest songs, lui tapait sur les nerfs. Voilà pourquoi, ce 9 avril 1961, Newbold Morris refusa de signer l’autorisation de chanter en public sur Washington Square que lui présentait un certain Izzy Young, libraire, vendeur d’instruments de musique à deux sous, imprésario d’artistes faméliques et gérant du Folklore Center, sur Mac Dougal Street, au cœur de Greenwich Village.

ÉMEUTE BEATNIK

Morris soupçonne Izzy Young et sa cour des miracles de faire une fixation sur Washington Square, là où commence la Cinquième avenue. 

L’artère centrale de Manhattan est devenue l’une des plus chics et chères de la planète à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Alors, Newbold Morris aimerait bien qu’Izzy Young et sa troupe se fassent entendre ailleurs, à l’autre bout de la rue, au cœur de Harlem, un peu plus de 11 kilomètres au nord de Washington Square. Son coup de sang va provoquer « The Beatnik Riot » (l’émeute beatnik). Trois mille personnes, dont une majorité de musiciens, décident d’occuper Washington Square et de n’en déguerpir qu’à bord d’un fourgon cellulaire. Leur vœu est exaucé. Les coquards fleurissent et les nez saignent. La presse s’empare de l’affaire. Newbolt Morris est présenté comme un sombre abruti qui interdit des chansons et une musique auxquelles, vu son âge, il ne comprend rien. Jerry Rubin, futur fondateur du mouvement hippie, n’appelle-t-il pas déjà les jeunes révoltés d’Amérique à « ne jamais faire confiance à un vieux de plus 30 ans » ?
L’interdiction de chanter en public sur Washington Square va tenir dix ans. Les musiciens des rues vont se claquemurer dans les bars, les clubs et les bouges que Greenwich Village leur offre par dizaines.

La Cinquième Avenue au niveau de Madison Square, en direction de Wall Street.

Washington Square marque le début de la Cinquième Avenue.

On peut quand même, en levant, les yeux sur quelques façades sombres au milieu de la rue, aujourd’hui tenue par des commerçants chinois, s’imaginer être revenu à la fin du XIXe siècle. À cette époque, une armée de compositeurs-tâcherons dirigée par des éditeurs de musique commence à créer la bande-son de l’aventure américaine.
Dans Tin Pan Alley, ceux qui créent et ceux qui commandent sont, pour la plupart, juifs. C’est sur cette section de la rue, dit-on, que le «peuple du livre devient le peuple de la chanson ». Les immigrants fuyant les pogroms d’Europe centrale arrivent à New York en même temps que des milliers de Noirs qui fuient les États du sud, ruraux et racistes. La rencontre de ces communautés qui partagent les mêmes espoirs de liberté va produire des merveilles. Parmi les prodigieux succès éclos de Tin Pan Alley, il y a Alexander’s Ragtime Band, composé en 1919 par Ira Berlin, un jeune Juif immigré qui reprend un thème développé par Scott Joplin, musicien noir installé à New York en 1907 et inventeur du ragtime, cette musique aux rythmes syncopés qui donnera bientôt naissance au jazz.
Il ne faut pas plus de quelques semaines pour que le morceau soit fredonné par la terre entière. Elle restera encore longtemps sur toutes les lèvres. En 1924, un psychiatre allemand prévient que le morceau provoque « une hystérie morbide qui, quand elles n’en meurent pas, plonge ses victimes dans un état d’imbécillité incurable ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le monument dédié à Duke
Ellington à l’entrée de Harlem.

Le monument dédié à Duke Ellington à l’entrée de Harlem.

Le monument dédié à Duke Ellington à l’entrée de Harlem.

La noblesse russe en exil, organisatrice des pogroms avant la révolution bolchévique, semble particulièrement sensible à cette fièvre « rag». Ce qui fait beaucoup rire dans les synagogues new-yorkaises.

UNE RHAPSODIE POUR NEW YORK

Ira Berlin a commencé sa carrière de musicien comme song plugger. Son travail consiste à jouer au piano en plein air – et le plus fort possible – les mélodies tout juste composées dans les ateliers d’écriture des éditeurs de musique. Les disques n’existant pas encore, ces derniers gagnent leur vie en vendant des partitions. Il faut donc que les morceaux que leurs compositeurs produisent à la chaîne soient entendus par les badauds, les patrons de bars et de bordels, les directeurs d’hôtel qui viennent découvrir les nouveaux airs de Tin Pan Alley. Jacob Gershowitz est, avec Ira Berlin, l’un des meilleurs song pluggers du quartier. Son patron le paie 15 dollars par semaine. Un salaire, à l’époque, plutôt confortable. Mais Gershowitz est un pianiste surdoué.

En 1919, il compose Swannee. La chanson fait un triomphe. Et Jacob Gershowitz devient Georges Gershwin.
Cinq ans plus tard, Gershwin compose Rhapsody in Blue en cinq semaines seulement. Un critique du Wall Street Journal, enthousiaste, décrit la pièce comme « un portrait du melting pot prospère qu’est le New York des premiers temps du jazz ». Rien, dans Rhapsody in Blue n’évoque les antagonismes sociaux, les haines racistes ou communautaires, la corruption, la lèpre urbaine qui dévore Manhattan, les ruines. L’œuvre de Gershwin n’est qu’optimisme et énergie. New York puis l’Amérique en feront l’hymne de leurs ambitions. Elle est ainsi un démenti opposé à la réalité que décrivent les premières images de Weegee. Le photographe traque la misère, la mort et le malheur. Chaque nuit, il fait sa récolte d’images violentes de la Bowery à l’Upper East Side. La musique de Gershwin ne colle pas à ces images-là.
Rhapsody in Blue annonce la décharge d’énergie folle qui vient frapper New York près de Grand Central, entre la Cinquième, la Sixième et Lexington Avenue.

Greenwich Village, le quartier des artistes.

Ambiance jazzy dans l’un des nombreux clubs de Greenwich Village.

Un immeuble de la fameuse Tin Pan Alley, une section de la 28e rue où s’est écrite la bande-son de l’Amérique.

Autumn in New York / Why does it seem so inviting? / Autumn in New York / It spells the thrill of first-nigh-ting / Glittering crowds / And shimmering clouds / In canyons of steel / They’re making me feel / I’m home.
L’auteur y exprime la tendresse que lui inspire une ville, toute de fureur et d’acier, qui s’apaise à la lisière de Central Park, à la hauteur du Reservoir, entre le Plaza et Harlem.
Au début des années 30, ce segment de la Cinquième est une confluence. La culture blanche, classique, moderne et contemporaine que les milliardaires mécènes de Manhattan popularisent à travers les institutions qu’ils posent sur le « Miles of Museum » vient se jeter là. En 1934, quand Autumn in New York devient un succès, cultures noire et blanche ont depuis longtemps appris à battre la mesure, ensemble, sur la Cinquième. Tout a commencé avec les intellectuels, les étudiants, les artistes qui fréquentent la somptueuse Public Library et le Metropolitan Museum. Ce public curieux s’est peu à peu aventuré au-delà de la limite nord de Central Park, dans les clubs de jazz.

Les représentants des dynasties les plus puissantes de Manhattan ont suivi. Le public blanc découvre, ébahi, la puissance et la richesse de la pensée, de la littérature et des musiques de Harlem qui vit au début des années 20 une période de renaissance.
Cette parenthèse heureuse s’ouvre avec la prohibition et se referme après le krach de 1929. Harlem appauvri, le climat y devient violent. Les meilleurs musiciens fuient. Ils cèdent la place aux usuriers et aux voyous.
En 1935, Gershwin écrit Porgy and Bess pour raconter cette nouvelle plaie qui vient affliger la communauté noire que Duke Ellington lui a appris à connaître. Dans ce premier grand opéra américain, c’est Sportin’Life, le proxénète, trafiquant de drogue qui va envoûter la pure Bess en chantant New York et la Cinquième avenue. ’ll buy you the swellest mansion / Up on upper Fi’th Avenue / An’ through Harlem we’ll go struttin’. Et Bess suit Sportin’. Elle n’a pas pu résister à la magie de la Cinquième. Elle ne fut pas la première ni la dernière. Après elle, des foules entières ont espéré, comme elle, que tout recommencerait enfin pour le meilleur entre Washington Square et la Harlem River.

N°140

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