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L’ARCHITECTE
QUI ENRACINE
LES VILLES

Texte et photos : Jean Marie Hosatte

Auteur du fameux Bosco Verticale à Milan, Stefano Boeri cherche à réconcilier la nature et l’urbanisme. Comment ? En construisant des villes-forêts qui produiront plus d’oxygène qu’elles n’en consommeront.

Le Bosco Verticale, un ensemble d’immeubles spectaculaires érigés au cœur de Milan. © Daniel Sessler

Recouvertes d’arbres et de buissons, les deux tours de Stefano Boeri prospèrent entre les volumes de briques rouges d’immeubles d’habitations.
© Jean Marie Hosatte /Agence Peregrinus

Son « Eurêka » s’est produit en 2008, à Dubaï. Stefano Boeri ne voit aucun avenir à cet amas incandescent de gratte-ciels dont le maintien en survie artificielle exige le gaspillage d’énormes quantités d’énergie.

L’architecte imagine alors une ville vivante et biologiquement autonome, une cité qui ne ferait plus partie du problème mais pourrait être une solution au réchauffement climatique. En 2015, Milan accueille la plus grande exposition universelle de l’histoire. C’est l’occasion pour des millions de visiteurs de découvrir son Bosco Verticale, édifié dans le quartier populaire de Porta Nuova, à 2 kilomètres seulement de la cathédrale.

OASIS DE VERDURE

Les deux bâtiments, hauts respectivement de 76 et 110 mètres, prennent tout de suite leur place parmi les symboles internationaux de la capitale lombarde. Leurs façades recouvertes de milliers d’arbres et de buissons proclament les ambitions écologiques de la ville. Aujourd’hui, les deux tours du Bosco forment une oasis de verdure prospérant entre les volumes de briques rouge d’immeubles d’habitation et les façades de verre d’un quartier d’affaires. Cinq ans ont passé. Le foisonnement végétal des deux bâtiments apporte la preuve que l’architecte a presque gagné son pari. Les 900 espèces végétales rassemblées en un « écosystème super concentré » sur les façades et les toits du Bosco Verticale ont été soigneusement sélectionnées en fonction de leur capacité à prospérer dans les conditions climatiques de la Lombardie. Tout a été pris en compte : la direction des vents, le niveau des précipitations, la capacité des essences végétales choisies à abriter des oiseaux et des insectes. Boeri a imaginé une intrication intime du végétal et du bâti. Car c’est bien de création, de fabrication, de construction et d’architecture qu’il s’agit. Ici, la nature est embauchée, contrainte pour être mise au travail.

Le Milanais s’inscrit autant dans la lignée de Le Corbusier que dans les règles de « l’architecture organique » édictées par Frank Lloyd Wright. Lui aussi construit des « machines à habiter » mais en les dotant d’une fonction écologique de recyclage du carbone en air pur dont Le Corbusier n’avait pas à se soucier. Dans les années 30, le péril était économique et social. Les logements manquaient. L’architecte neuchâtelois inventa donc des « villages verticaux » destinés à réaliser la plus forte « concentration urbaine en hauteur ». Notre siècle doit, lui, affronter la menace climatique. 

Comme Le Corbusier, Boeri regarde vers le haut mais pour y trouver une solution à la minéralisation et à l’asphyxie de la planète. Autre point commun entre les deux architectes : leur faculté à présenter leurs idées comme les meilleures solutions à des défis a priori insurmontables. En 1953, le gouvernement indien se tourne vers Le Corbusier pour édifier la première ville nouvelle de l’Inde indépendante. L’architecte dessine, puis fait surgir de terre, la fameuse Chandigarh. L’urbanisme de la nouvelle capitale du Penjab est « un système de rationalité pure ». La ville est conçue pour ne jamais être étouffée par la crasse, les embouteillages et la laideur.

« À CHENGDU, QUELQUES MOIS DE RELÂCHEMENT DANS L’ENTRETIEN DES TOURS VÉGÉTALES ONT SUFFI POUR QUE R ACINES, LIANES ET MOUSTIQUES CHASSENT LES HUMAINS D’UN ÉDEN DEVENU FOU. »

C’est en Chine, à Liuzhou, que Stefano Boeri construit à son tour sa ville manifeste. « Ce sera, dit-il, une cité-forêt qui matérialisera de façon absolument parfaite l’association de la ville et de la nature. » Dans cette ville-filtre à carbone de 175 hectares, cohabiteront 30’000 humains, 40’000 arbres et un million de plantes de cent espèces différentes. Chaque année, Liuzhou absorbera 10’000 tonnes de dioxyde de carbone et restituera 900 tonnes d’oxygène. Après la Chine, c’est le Mexique qui s’est montré disposé à enraciner – presque au sens propre du terme – une ville-forêt, à Cancun. Soixante métropoles dans le monde ont aujourd’hui le projet de se transformer toutes ou en partie en forêts urbaines.

Le succès de l’idée tient moins à la fougue de Stefano Boeri quand il se fait prophète d’une nouvelle alliance entre l’humain et le végétal qu’à l’air du temps qui a fait de l’arbre le modèle sur lequel nous devrions régler nos existences. Pour l’explorateur-écrivain Sylvain Tesson, il suffit de lever les yeux vers les hautes branches d’un arbre pour comprendre comment il conviendrait de bien vivre seul autant qu’en foule urbaine : « Quand vous êtes sous l’un d’eux et que vous regardez le ciel à travers les frondaisons, vous remarquez qu’ils sont les uns les autres au touche-touche mais qu’ils ne se mêlent jamais vraiment. Il y a une capacité de l’arbre à aller chercher sa part de lumière sans jamais toucher l’autre. Il y a un parfait maintien qui ne correspond pas à l’époque... 

Les arbres : ces êtres qui se renouvellent, qui se tiennent à distance et qui vont vers la lumière et ne se touchent pas. »

APPRENDRE DE LA PANDÉMIE

Cet espoir d’une cité-forêt fut porté dès le siècle des Lumières par les premiers théoriciens de « l’embellissement des villes ». Le terme d’urbanisme ne sera inventé qu’au début du XXe siècle. En 1753, Marc-Antoine Laugier demande que « l’on regarde une ville comme une forêt » afin d’y introduire une part de confusion, de désordre, de chaos maîtrisé. Dans un tel environnement où se côtoieront harmonieusement la raison humaine et le foisonnement naturel, l’homme ne pourra que devenir plus sain de corps et meilleur d’esprit.

L’épidémie de Covid-19 est venue ranimer cette idée. Les principaux foyers infectieux se sont embrasés dans les métropoles les plus actives, les plus denses et les plus hyperconnectées. La démonstration a ainsi été faite que pour échapper aux prochains fléaux les grandes concentrations urbaines doivent évoluer vers un fonctionnement « sans contact ». Il nous faudrait désormais vivre comme les arbres dans leurs forêts qui prospèrent ensemble sans se toucher. Le botaniste et dendrologue Francis Hallé appelle ce phénomène « la timidité des couronnes ». « Les arbres de la même espèce, explique le scientifique, vivent côte à côte mais déclenchent un mécanisme qui permet d’éviter que les cimes se touchent, en laissant entre elles ce que l’on appelle une fente de timidité. On en ignore encore le mécanisme de mise en place, bien qu’on soupçonne qu’il y ait un échange d’informations entre les partenaires.»

NOUVELLE ÈRE

Invoquer la puissance des arbres pour lutter contre les fléaux épidémiques, c’est une idée presque déjà ancienne en architecture. Paris construit ses grands boulevards et plante ses grands parcs pour juguler les épidémies de choléra qui la frappent tout au long du XIXe siècle. Central Park, à New York est ouvert en 1873. Pendant presque vingt ans, on a aménagé cette longue réserve verte au cœur de la ville pour lutter contre la malaria. Boston se pare de son Emerald Necklace pour les mêmes raisons. Puis, Barcelone se protège à son tour du choléra en s’embellissant de parcs. Stefano Boeri s’inscrit dans la succession du paysa- giste Frederick Law Olmsted ou de l’urbaniste Ildefons Cerda qui dessina la plan d’extension de Barcelone. Le Milanais annonce aujourd’hui que la pandémie ouvre « une nouvelle ère pour l’urbanisme ».

Stefano Boeri, l’architecte des forêts verticales.
© Chiara Cadeddu

DES « FORÊTS » FRAGILES

Sa parfaite verticalité est incontestable, mais cette forêt en est-elle vraiment une ?

Rien de plus fabriqué, en effet, que la jaillissante jungle de Stefano Boeri. D’abord, il a fallu sélectionner les essences selon l’orientation des façades sur lesquelles on souhaitait les planter. Des milliers de jeunes pousses ont ensuite été choisies. On les a laissées grandir dans la terre ferme, mais le développement de leurs racines a été contraint en prévision d’une future transplantation. Au bout de plusieurs années, arbres, plantes et arbustes ont été installés dans des bacs remplis d’un mélange soigneusement dosé de sable, de matières organiques et de terre. La forêt, replantée, a ensuite été connectée au très sophistiqué réseau de collecte et de traitement des eaux usées qui circule dans les tours. La greffe, bien préparée, a réussi. Mais le bon fonctionnement du Bosco Verticale suppose un entretien permanent. Sans cet effort, le projet serait voué à l’échec. « Si le végétal est simplement pensé comme une décoration, on court à la catastrophe », estime Elizabeth Mortamais, architecte, paysagère et pionnière de l’architecture végétalisée. « Le végétal n’est désormais plus là pour faire joli. Sa présence engage une véritable pratique. Il est indispensable de prévoir des budgets de maintenance et d’entretien importants. Ce surcoût explique souvent l’échec des projets végétalisés. » Les forêts verticales semblent de très efficaces machines à produire de l’air pur et de la joie de vivre à condition de veiller sur elles en permanence pour qu’elles ne se dérèglent pas. À Chengdu, deux ans seulement après son inauguration, la forêt verticale locale a été désertée par presque tous ses habitants. Il n’a pas fallu plus de quelques mois de relâchement dans l’entretien des tours pour que racines, lianes, feuillages et moustiques chassent les humains d’un éden devenu fou.Milan et la Lombardie, épicentre de la catastrophe sanitaire de 2020, n’ont pas d’autre choix que de se réinventer pour ne pas avoir à subir à nouveau le fléau : « Revenir à la normalité serait irresponsable », martèle l’architecte, parce que ce qui fut notre normalité a été la cause du désastre. 

À Milan, les 900 espèces végétales rassemblées sur les façades et les toits ont été soigneusement sélectionnées.
© Gabor Molnar

Le projet « Forest City » que l’architecte milanais envisage de construire à Liuzhou en Chine.
© Stefano Boeri Architetti

Il faudra dans un premier temps « dédensifier » Milan. Boeri préconise que la population la plus active, la plus connectée, quitte la capitale pour aller vivre dans les 2’300 villages abandonnés d’Italie où il sera plus facile de respecter les nouvelles règles de distance sociale. « Plus généralement, nous allons tous devoir réviser notre rapport à la nature. Nous ne devons plus l’envisager en termes d’exploitation mais d’alliance. » C’est pourquoi, il envisage de construire toujours plus de ses forêts verticales, que les arbres habiteront au même titre que les humains. Arbres et hommes apportent chacun à la nouvelle communauté citadine. En dressant des « murs biologiques » entre les humains qui travaillent et vivent en ville, nos voisins végétaux nous permettront d’entrer de la moins désespérante des manières envisageables dans l’ère de l’éloignement.

Bientôt, chacun aura droit à sa part de nature à sa porte, à ses fenêtres, sur ses toits et ses balcons. Dans des appartements-clairières, les citadins vivront à saine distance les uns des autres, protégés des miasmes, du bruit et du stress par des rideaux d’arbres. « Il faut, précise Stefano Boeri, abolir la vieille séparation de la ville et de la nature. Elles ne peuvent plus s’ignorer l’une l’autre. La façon dont les villes vont interagir avec l’univers non humain ne pourra plus être ce qu’elle a été jusqu’à l’émergence du coronavirus. » Après la peste noire et les flambées épidémiques qui ont suivi, les cités italiennes ont inventé la quarantaine, le confinement, la veille sanitaire, l’hygiène publique. Il y a donc une certaine logique à discerner dans le fait que Stefano Boeri, farouchement milanais, ait créé l’architecture du temps du retour des pandémies.

N°134

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