socle de la statue du gouverneur Jean Louis Georges Poiret
À Conakry, les monuments de la honte
Chelsea Hotel
La cinquième symphonique
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ÉVA /
SION

LE TSUNAMI
QUI A EMPORTÉ
LES ANCÊTRES

Texte et photos : Jean Marie Hosatte

À Fukushima, plus de dix ans après la catastrophe nucléaire, la reconstruction avance lentement. Mais plus que les dégâts matériels, c’est la disparition des terres où étaient enterrés les morts qui bouleverse la population.

Un prêtre shinto en prière dans un temple.

Soteigai ! Un mot pour se justifier devant les autorités supérieures. Un mot pour ne pas se sentir responsable de la douleur des endeuillés. Soteigai ! Pour se mettre à l’abri de la colère des réfugiés. Pour s’expliquer à la télévision. Pour argumenter et couper court aux débats. Pour ne pas perdre la face devant le monde et
échapper à la ruine.
Soteigai ! En japonais, cela signifie inconcevable ou inimaginable. En construisant les centrales de Fukushima, les dirigeants de la société TEPCO avaient pensé à tout, s’étaient préparés à tout, sauf à l’inimaginable. Ils avaient fait ériger des digues pour protéger les réacteurs d’un tsunami de 6 mètres de haut. Mais c’est o-tsunami, le super tsunami, un monstre qui est venu frapper la côte du nord-est de l’Archipel le 11 mars 2011. Les réacteurs sont submergés par une vague de 14 mètres. Soteigai !

PRESSIONS TITANESQUES

Il a été provoqué par un tremblement de terre d’une puissance de 9,1 sur l’échelle de Richter. C’est le quatrième séisme le plus puissant enregistré depuis la naissance de la sismologie, vers 1900. En quelques secondes, quelque part à 130 kilomètres au large des côtes japonaises, les pressions titanesques qui s’étaient accumulées depuis au moins un siècle se libèrent.

La centrale nucléaire de Fukushima.

Un hôtel abandonné dans la ville contaminée de Tomioka.

Sur tout le territoire, les villes et les villages résistent à l’incroyable violence du choc. Une heure après le tremblement de terre, le tsunami frappe à son tour. L’écrivain Richard Lloyd Parry a recueilli les témoignages des survivants qui peinent toujours à décrire le monstre qui a détruit leurs vies. « Quant à sa couleur, le tsunami était qualifié tantôt de marron, tantôt de gris, tantôt de noir ou même de blanc. Ce à quoi il ne ressemblait pas le moins du monde, c’était à la vague conventionnelle, le rouleau géant, la lame bleu-vert des célèbres estampes
d’Hokuzaï avec son élégante crête de tentacules mousseux. Le tsunami était une entité d’un ordre bien différent.

Plus sombre, plus étonnante, immensément plus puissante et violente, sans bonté ni cruauté, sans beauté ni laideur, d’une étrangeté absolue. C’était la mer qui envahissait la terre, l’océan lui-même qui prenait son élan et chargeait avec un rugissement sauvage. »

LA VOIE DU SHINTO

O-Tsunami fut vraiment soteigai. Des circonstances atténuantes pourraient être accordées aux exploitants des réacteurs nucléaires de Fukushima à qui l’on ne saurait reprocher de n’avoir pas prévu l’inconcevable.

Ce jugement n’est valable que s’il se fonde sur des données purement statistiques, mathématiques, géologiques, sismologiques. Au Japon, l’échelle cartésienne de l’évaluation des risques est en concurrence avec celle que propose le shinto. S’ils avaient été moins rationnels, moins « occidentaux » dans leur raisonnement et plus pénétrés de la sagesse de l’immémoriale religion japonaise, peut-être les ingénieurs auraient-ils élevé des digues plus hautes ou peut-être n’en auraient-ils pas construit du tout, en renonçant à poser une centrale nucléaire à cet endroit. En écrivant « la nature décide de ce que les gestes font », le Prix Nobel de littérature, Kenzaburo Oé a placé, face à face, l’humanité et la nature reconnue comme sujet depuis la nuit des temps par la pensée animiste qui fonde le shintoïsme. L’humain et le naturel doivent chercher l’harmonie au sein d’un ensemble, chacune des deux parties restant libre de défendre ses intérêts. L’humain ne domine pas la nature, pas plus qu’il ne lui est soumis. Chacun est responsable de ses actes. L’humain peut saccager la nature qui répondra en provoquant un désastre à la mesure de l’outrage subi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les habitants de Tomioka ont fui la ville en laissant tout sur place.

Les habitants de Tomioka ont fui la ville en laissant tout sur place.

Les habitants de Tomioka ont fui la ville en laissant tout sur place.

Face à la mer, un temple en reconstruction.

Dans le cadre de la pensée shinto, o-tsunami n’est donc ni inconcevable ni inimaginable. Le désastre était au contraire tout à fait prévisible. Et ceux qui ont pris la responsabilité d’aligner des réacteurs nucléaires face au Pacifique ne peuvent être absous de leur faute. Mais en quoi ceux qui ont fait du Japon une des premières puissances nucléaires de la planète ont-ils péché ? Tout d’abord, en installant définitivement dans leur pays une force qui y est arrivée par la mort en masse et des destructions effroyables. À Hiroshima et Nagasaki, l’atome s’est révélé sous son vrai visage, celui d’un tueur incontrôlable. Croire qu’on pouvait domestiquer un tel fauve pour l’atteler et lui faire tirer le lourd chariot de la prospérité matérielle des hommes est une imbécillité déshonorante.
Le shinto a pour principe fondateur que tout ce qui fait partie du tout possède un esprit. Le monde invisible est donc peuplé de légions d’entités, les Kamis. Cette multitude, très curieuse et soucieuse de se mêler des affaires humaines, habite les lieux sacrés. Elle est organisée selon une hiérarchie stricte. Le rituel shintoïste auquel sacrifient presque tous les Japonais consiste à établir un dialogue avec les Kamis, pour les apaiser et se les concilier. Au temple, les fidèles frappent dans leurs mains pour attirer l’attention des esprits à qui on demande de « s’asseoir profondément », de rester immobiles et de cesser de développer, un instant au moins leur « principe perturbateur. » Le shinto est un effort permanent consenti dans l’espoir de contrôler les forces surhumaines qui animent toutes les choses qui menacent les hommes.

La Terre, le Ciel, le Vent, l’Eau et le Feu peuvent être convaincus par les prières de ne pas accabler l’humanité de fléaux. Mais qui peut se croire assez fort pour contrôler l’esprit de l’atome ? Et qui peut se croire assez malin, habile et puissant pour dompter cette force pour l’éternité ?

MONDE FLOTTANT

Et si la République  récupère quelques bénéfices au passage, ce ne serait que justice, car, ainsi que Jules Ferry l’affirme haut et fort devant les députés : « Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures ! » C’est exactement cette histoire que raconte le monument Ballay qui rouille dans le jardin dévasté du Musée national de Guinée. Au sommet de la sculpture, le gouverneur est présenté debout. Il tient un drapeau dont la hampe est fichée au sol. Son autre main étreint
un jeune garçon nu. Cet enfant-là ne connaîtra pas l’esclavage. La France l’a aboli au moins cinquante ans avant l’inauguration de la statue. Depuis la Révolution de 1848, toute personne en est préservée par le simple fait de se mettre sous la protection du drapeau tricolore. En 1891, Ballay a d’ailleurs représenté la France à la conférence de Bruxelles pour la suppression définitive et universelle de l’esclavage. À la base du monument, un autre enfant dénudé, lui aussi, tend une palme vers Ballay qui le domine. 

En 2020, était inauguré à Futuba le premier musée consacré à la catastrophe.

La catastrophe nucléaire, martèle le discours officiel, n’est pas pire qu’un désastre naturel et le gaman japonais, ce mélange d’endurance et de patience, triomphera de toutes les difficultés.

SACS NOIRS

Douze ans après le raz-de-marée et la fusion du cœur des réacteurs, la reconstruction des villes dévastées et la décontamination des terres irradiées sont loin d’être achevées. Les moyens matériels et financiers n’ont pourtant pas manqué. Le gouvernement japonais et la compagnie gestionnaire de Fukushima ont dépensé sans compter pour rendre au Tohoku, la région dévastée par le tsunami et le nuage radioactif son visage d’autrefois. Mais l’énergie humaine fait défaut. Ceux qui ont refait leur vie ailleurs, dans les villes, n’ont plus le courage de revenir. Leurs maisons ont été rasées ou, quand elles tiennent debout, elles sont restées dans l’état exact où elles étaient quand ceux qui les habitaient ont fui par peur de la contamination. Entre les quartiers abandonnés où plus personne n’est rentré depuis le mois de mars 2011, on s’active pourtant frénétiquement sur d’innombrables chantiers de terrassement. 

Les autorités ont lancé une immense opération de réhabilitation des terres agricoles, qui consiste à gratter les sols contaminés sur une profondeur de cinq centimètres. Les déblais contaminés sont mis dans des sacs noirs que l’on empile ou qu’on en- terre dans des sites de stockage. Le Tohoku en compte déjà 105’000. « Cette terre, dit la vieille Eika Kanno, du village d’Iate, toute cette terre contaminée entreposée dans des sacs, c’est une terre dont on a pris soin, que l’on a cultivée avec amour toute notre vie. Elle est animée par les esprits comme le reste du vivant. Ils la déplacent comme si c’était une chose, un objet. »

LA PERTE DES ANCÊTRES

Les gens du Tohoku, qui ont pourtant la réputation d’être rudes à la tâche, féroces à la guerre et courageux face aux coups du sort, semblent parfois avoir perdu toute énergie. Après la catastrophe, les dépressions nerveuses, les suicides et les crises cardiaques ont beaucoup plus tué que le tsunami et l’explosion des réacteurs de Fukushima. Physiquement coupés de leur terre, ils ont été séparés de leurs morts qui leur donnaient la force de vivre.

Naoto Matsumura, surnommé « Le dernier homme de Fukushima », dans son jardin.

Un site d’enfouissement des terres contaminées.

LE TÉLÉPHONE DU VENT

O-tsunami a causé des dommages irréparables au culte des ancêtres dans les villages autour de Fukushima. Avec les murs des maisons, l’eau a emporté les autels domestiques, les photos de famille. Des milliers de temples ont été engloutis et avec eux les registres où étaient consignées les listes séculaires d’ancêtres. Tout a été avalé par cette boue noire et puante dont l’odeur hante toujours les survivants. « Je pense que des gens sont morts dans le tsunami parce qu’ils sont retournés chez eux récupérer les ihai, les tablettes commémoratives, a écrit le moine Yozo Tamiyama.

C’est leur vie, la vie de leurs ancêtres. C’est comme sauver la vie de son père. Alors quand il se produit un incendie ou un tremblement de terre, les ihai sont les premières choses que les gens essaient de sauver. Avant l’argent et les documents administratifs. »
Après le désastre, il a exorcisé des centaines de personnes qui se pensaient possédées par l’esprit d’un ou plusieurs de leurs proches emportés par la vague et dont on n’avait pas retrouvé le corps. Les défunts étaient malheureux, inquiets parce qu’ils avaient compris que personne ne pourrait plus les honorer. Les engloutis ne voulaient pas quitter le Tohoku avant d’être rassurés. Quand Yozo Tamiyama trouvait les mots que les défunts espéraient, ces derniers s’en allaient apaisés vers l’autre monde.

La statue d’un moine dans le cimetière de Tomioka où plus personne ne va pour rendre visite aux ancêtres.

Mais il en est resté tant dans le Tohoku. Ces morts errants cherchent à établir un contact avec leurs vivants qui, eux-mêmes, souffrent d’une séparation qu’aucun moment de complicité avec ceux qu’ils ont aimés ne vient consoler. Parfois, la douleur est si forte que les endeuillés ont recours au kaze no denwa, le « téléphone du vent », qui n’est relié à aucun abonné vivant. On décroche le combiné, on fait un numéro au hasard puis on parle au silence qui parfois devient si lourd, si pesant que celui qui se confie a le sentiment d’être entendu par l’enfant, l’épouse, le frère ou l’ami disparu.

CULTES SECRETS

Et si cela arrive, cela ne peut arriver que dans le Tohoku. Dans la tradition shinto, cette région du Japon est la plus proche du monde des morts. On pratiquait ici des cultes bouddhiques secrets.
Dans de vieux temples perdus au fond des forêts les plus impénétrables, on exposait les momies desséchées des moines. On parle aussi de femmes chamanes, aveugles qui se retrouvent pour d’étranges cérémonies au pied du mont de la Peur, un vieux volcan où les démons auraient creusé la porte des enfers.
Quand ils ont choisi de construire leurs centrales à Fukushima, les ingénieurs ont manqué de prudence parce que c’est là, plus que n’importe où au Japon, que pouvait se produire un désastre d’une ampleur inhabituelle, une catastrophe soteigai. Inconcevable pour un esprit de vivant.

 

 

 

 

 

 

La statue d’un moine dans le cimetière de Tomioka où plus personne ne va pour rendre visite aux ancêtres.

N°143

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