Chelsea Hotel
La cinquième symphonique
El Indiecito
Sur les traces des rois maudits
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La cinquième symphonique
El Indiecito
Sur les traces des rois maudits

ÉVA /
SION

LA CINQUIÈME
SYMPHONIQUE

Texte et photos : Jean Marie Hosatte

Ira Berlin, Ethel Waters, Georges Gershwin, ou encore Bob Dylan. Ils ont vécu et chanté la Cinquième avenue. Une histoire de la plus célèbre rue du monde racontée par ses tubes planétaires.

Un ouvrier devant sa machine à Prato. Située à 30 kilomètres de Florence, la ville est devenue la capitale européenne de la mode jetable.

Dans l’un, on ne trouve que le meilleur, hors de prix. Dans l’autre, on ne propose que la camelote à deux sous. Dans l’un, le temps infini de la création; dans l’autre, l’urgence du flux tendu. Dans l’un, l’aristocratie ouvrière britannique aux salaires mirobolants coopte les futurs maîtres tailleurs de Londres. Dans l’autre, les mafias traquent les migrants à peine arrivés en Europe pour les réduire en esclavage dans des ateliers sordides qui alimentent la fast fashion. Deux mondes : celui des ultrariches face à celui des nouveaux misérables. D’un côté, Savile Row à Londres, que ne connaissent que ceux qui peuvent dépenser plusieurs milliers de livres sterling dans un costume bespoke, sur mesure.

De l’autre, la via del Bisenzo, à Prato, l’une de ces rues dont on préfère ignorer l’existence parce que c’est là que des clandestins pakistanais, indiens, sénégalais, ghanéens travaillent de l’aube à la nuit, sept jours sur sept, pour que nous puissions remplir nos armoires sans nous ruiner. Deux mondes, un seul univers : celui de la mode. À moins de trois minutes à pied de Savile Row: Piccadilly Circus et sa cohue « fast-fashionisée». De l’autre côté de Regent Street: Soho, mal fagotée dans ses fringues de tout le monde et de tous les jours.

À Savile Row, les tailleurs réalisent des costumes sur mesure depuis plus de deux cents ans.

L’entrée de la zone industrielle de Prato annonce la couleur.

Les ouvriers de la fast fashion sont majoritairement des clandestins qui viennent du Ghana, du Sénégal, d’Inde et du Pakistan.

Savile Row, la rue la plus chic de Londres.

HÉCATOMBE JETABLE

La relation entre les créateurs et Savile Row est équilibrée. Les nouveaux venus la réveillent, elle les oblige à l’excellence. L’esprit de la petite rue de Mayfair les propulse vers l’univers inatteignable de ceux qui peuvent s’offrir leurs services. « Il faut connaître les règles pour pouvoir les enfreindre, expliquait Alexander McQueen quelques semaines avant son suicide. C’est pour cela que je suis là : pour démolir les règles tout en préservant la tradition. » Cet art de la transgression, le styliste l’a parfaitement maîtrisé après son apprentissage chez Anderson & Shep- pard, puis chez Gieves & Hawkes. McQueen a toujours reconnu l’importance de cette formation traditionnelle dans son approche révolutionnaire de la mode.
Longtemps, tous ces débats, ces passions déchaînées autour d’une texture, d’une nuance, d’un tombé ou d’une doublure n’ont concerné que la fraction la plus réduite de l’univers des ultrariches. Puis le monde a succombé à la fast fashion.

Les patrons des géants de la Tech, pour faire oublier qu’ils étaient devenus les maîtres du monde, se sont habillés comme le commun des mortels. Et le commun, pour se donner l’illusion qu’il appartenait à la race des maîtres du monde, s’est mis à remplir ses armoires de camelote valant à peine plus que son poids de chiffon.
Sans l’avoir cherché, Savile Row est devenue le contre-modèle invoqué par ceux qui se mettaient à recenser les catastrophes humaines, économiques et environnementales provoquées par notre addiction aux vêtements achetés à vil prix pour être mis au rebut après avoir été portés quelques jours, au mieux quelques semaines.
Vingt-cinq ans avant que la fringue de mauvaise qualité ne submerge la planète, Vivienne Westwood avait annoncé la catastrophe à venir. La créatrice et activiste climatique déclarait alors : «Le plus grand mal, c’est la distraction permanente. Ça ne sert à rien d’aller faire les magasins et de revenir avec des sacs remplis de t-shirts bon marché. La consommation irréfléchie n’est pas un vrai choix. Ma devise, c’est: acheter moins, bien choisir, faire durer! »

Des couturiers londoniens prennent leur pause.

Les marques chinoises qui produisent à Prato alimentent la frénésie de consommation mondiale de vêtements bon marché.

Comme son nom l’indique, la Via Pistoiese mène de Prato à Pistoia. C’est aujourd’hui le plus grand Chinatown d’Europe. Tout ce qui était italien a peu à peu été effacé. La rue a parfois des allures de Cité interdite. Le visiteur n’est jamais le bienvenu. S’il n’est ni un fournisseur de tissus ni un acheteur de fringues, on ne se gênera pas pour lui demander ce qu’il vient faire ici. Pas question de flâner près des grilles au-delà desquelles on entend, jour et nuit, le ronronnement des machines à coudre qui ne s’arrêtent jamais.
Pour que le pronto moda reste une affaire rentable, il faut liquider d’énormes séries de vêtements à un prix qui ne soit pas un frein aux pulsions d’achat. Mais pour vendre un t-shirt au prix d’un café en terrasse, il faut réduire tous les coûts. Les entrepreneurs de Wenzhou sont probablement les meilleurs cost killers de la planète.

LA GRANDE ILLUSION

Les milliers de travailleurs pakistanais et africains, dans leur immense majorité des clandestins, sont les premières victimes de l’habileté de leurs patrons à économiser sur tout. Les conditions de travail qui leur sont imposées sont dignes du travail servile tel que l’ont subi des générations d’esclaves et de serfs, de l’Antiquité au Moyen Âge. 

Quatorze heures de travail quotidien pour un quart d’heure de pause. Sept jours de travail par semaine. Aucune protection sociale. Pas d’assurance maladie. Aucun droit au repos ou aux indemnités chômage. Les ouvriers peuvent être chassés sur-le-champ. Ils sont payés à la pièce. Le salaire maximum qu’ils peuvent espérer chaque mois n’excède pas 900 à 1200 euros.
C’est à ce prix que nous pouvons nous offrir, chaque année, des dizaines d’habits différents que nous porterons une ou deux fois. «Ce n’est plus de la mode, reprend Audrey Millet, c’est une addiction. On n’achète pas des vêtements, on se paie l’illusion de faire partie de ceux qui ont les moyens de satisfaire toutes leurs envies, sans compter, sans réfléchir. On achète de la camelote? Qu’importe! Ça ne vaut rien. On n’aura pas perdu grand-chose si on n’aime pas ou si ça se déforme après un seul lavage. Et on aura les moyens de recommencer sans fin. » Il suffit pour cela de disposer d’un salaire à peine supérieur à celui que reçoivent les malheureux qui s’échinent dans les sweatshops de Prato. Mais, calculer ainsi, c’est balayer les fantastiques coûts sociaux, environnementaux et sanitaires sous l’épais tapis de notre insouciance consumériste.

Fondé en 1849 sur Bond Street, avant de s’établir à Savile Row en 1919, Huntsman est l’un des maîtres tailleurs les plus exclusifs de la rue.

À Prato, comme en Chine, au Vietnam ou au Bangladesh, elle alimente la machine à fabriquer ce pronto moda qui tourne à plein régime parce que les mafias la lubrifient en s’occupant, en dehors de tout cadre légal, de l’évacution des déchets, du recouvrement des dettes ou de la répression de la main-d’œuvre esclavagisée, dans les très rares occasions où elle ose se rebeller.

LE STYLE OU LE LOOK ?

La fast fashion est un fléau et elle ne prospère que parce que les consommateurs que nous sommes ne considèrent plus le fait de se vêtir comme un besoin et un plaisir, mais simplement comme un divertissement. S’habiller est une affaire aussi sérieuse que joyeuse. C’est à cette idée que Patrick Grant tente de convertir les Britanniques. Sa stratégie est simple. D’abord matraquer la mode jetable pour placer les consommateurs devant leurs responsabilités : «C’est devenu une gigantesque machine, en perpétuel mouvement, qui ne fait que cracher des quantités folles de produits-déchets. Une grande partie des vêtements actuellement fabriqués par les entreprises de fast fashion sont simplement générés par l’intelligence artificielle. Ils sont dépourvus de toute réflexion, ils n’ont rien à offrir. Ils n’ont pas d’histoire, ils ne sont pas faits avec amour, ce ne sont que des objets dont nous n’avons pas besoin. Il est impossible de mener une telle activité de manière durable. C’est complètement contradictoire. »
En 2005, Patrick Grant, tout juste diplômé de l’Université de Leeds en science des matériaux, a vendu tout ce qu’il possédait et s’est endetté pour s’offrir Norton and Sons, le tailleur des rois, installé depuis 1860 au 16 Savile Row. 

Son objectif était alors double. Il voulait d’abord acquérir le savoir-faire d’un des meilleurs tailleurs du monde. Et, ensuite, attirer vers la vénérable maison des apprentis qu’il pourrait embaucher dans les ateliers où il projetait de fabriquer des vêtements faits pour durer.
Ceux produits par Grant sont chers, mais il ne cesse d’inviter ses clients à faire un calcul. Vaut-il mieux posséder 100 costumes de mauvaise qualité ou 10 parfaits cousus dans les meilleures matières? Autre question: trouve-t-on plus de plaisir à choisir un vêtement et peut-être à économiser pour se l’offrir que dans le fait d’acheter compulsivement n’importe quoi? Faut-il, enfin, préférer avoir un style ou un look? Chaque livre de Grant est un best-seller en Grande-Bretagne. Les émissions qu’il produit et présente enregistrent des scores d’audience mirobolants.
Pour Patrick Grant, la situation évolue, enfin, favorablement: «C’est désormais tendance de dire non à l’achat de ces choses. Aujourd’hui, beaucoup de gens sont fiers de ne plus acheter de vêtements neufs. Ils disent: ‹ Je n’achète que des vêtements d’occasion pendant un an›, ‹ Je ne fais que du surcyclage› ou ‹ Je n’achète plus aucun vêtement neuf›. Les ventes de vêtements de seconde main augmentent beaucoup plus vite que celles du neuf. » Entre les excès contraires de Savile Row et de Prato, c’est toute une industrie de l’habillement qu’il faut réinventer et reconstruire. Une condition à cela: le consommateur doit reprendre conscience que se vêtir est un besoin fondamental, comme se nourrir, se déplacer et s’éduquer. Or, les industriels de la fast fashion ne nous habillent pas mieux que ceux de la fast food ne nous nourrissent. Il faut cesser de penser fast. Et vite.

Devenir couturier à Savile Row nécessite un long apprentissage. C’est dans l’un de ces ateliers à l’ancienne qu’a été formé le styliste Alexander McQueen.

N°148

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