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Minorque, île rebelle
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ÉVA /
SION

SUR LES TRACES
DES ROIS
MAUDITS

Texte et photos : Jean Marie Hosatte

En quête de gloire, de richesse ou d’idéalisme, au XIXe siècle plusieurs Européens s’autoproclamèrent rois de Patagonie. Des histoires douloureuses que les populations indiennes d’aujourd’hui ont préféré oublier.

El Indiecito, le monument à l’Indien inconnu dans la cimetière de Punta Arenas.

Un éclat de soleil austral vient éclairer le champ de bataille. Sur un haut mur, le long d’une ruelle perchée sur la baie de Valparaiso, des hommes s’étripent et se mitraillent. La flèche du temps est brisée. C’est une éternité de massacres que l’artiste anonyme a contractée en noir et blanc. Un Conquistador fait cabrer son cheval de guerre au-dessus d’une piétaille de policiers tout à fait contemporains. Des soldats tirent du gros calibre sur des hommes armés de haches et de lances. Toute cette fureur est dirigée sur un groupe d’Indiens qui tentent de rendre coup pour coup, de tuer autant qu’on les tue. La fresque a été réalisée pendant les émeutes de la faim qui ont embrasé le Chili de 2019 à 2021. À cette occasion, les Chiliens les plus pauvres ont comparé leurs souffrances à celles des Mapuches, le peuple qui vivait en Araucanie et en Patagonie avant l’arrivée des Espagnols, au XVIe siècle. En Amérique du Sud, les Mapuches du Chili et d’Argentine jouissent d’une aura toute particulière. On les respecte, car ils furent ceux que ni les armées incas ni les Conquistadors ne parvinrent jamais à vaincre.
Le Wallmapu, le pays mapuche commence plusieurs centaines de kilomètres au sud de Valparaiso. La ville, pourtant, semble possédée par l’âme de ces Indiens que l’on considérait comme des indigènes arriérés, tout juste bons à occuper les emplois dont ne voudraient pas même les plus démunis des winkas, les Blancs en langue mapuche.

Le street art si actif et créatif à Valparaiso, depuis les premiers jours de la dictature Pinochet, se charge de définir des correspondances entre les irréductibles des siècles passés et les opprimés d’aujourd’hui. Sur un mur s’étale l’épopée de Lautaro, le chef indien qui infligea leurs plus lourdes pertes aux Conquistadors. Dans une autre rue, les artistes ont choisi de réveiller le souvenir des machis, les femmes chamanes, que les Espagnols et les moines ne manquaient jamais de jeter au bûcher quand ils les capturaient. Celles que les chrétiens appelaient des sorcières organisaient le culte religieux des Mapuches, tout entier voué à l’adoration de la nature. Les machis assuraient le lien entre les communautés et la terre mère qu’elles écoutaient, observaient et comprenaient.

FRANÇAIS FOU

À travers ses luttes, le peuple chilien redécouvre l’histoire de la nation qui l’a précédé sur la terre à laquelle il est, aujourd’hui, si viscéralement attaché. Toki, machi, guerriers et sorciers hantent les murs de Valparaiso à Punta Arenas, au plus lointain de la Patagonie, tout à côté de la Terre de Feu, du Détroit de Magellan et du cap Horn.

L’allée des glaciers dans le canal de Beagle.

À Valparaiso, une fresque représente le massacre des Indiens depuis l’époque des Conquistadors, au XVIe siècle, jusqu’aux militaires d’aujourd’hui.

Le prince de Tounens est si enthousiasmé par le destin du libérateur qu’il décide de vendre son étude pour tenter sa chance au Chili. Il débarque à Valparaiso le 22 août 1858 pour faire fortune dans le commerce du cuivre. Échec. Il décide de créer un journal francophone pour l’Amérique latine. Échec. Il veut construire un champ de courses. Échec et mat. La fortune le fuit, ses créanciers le traquent. Il lui faut quitter le Chili.

RÊVE PRÉMONITOIRE

Le 18 juin 1860, il écrit à l’un de ses amis restés en France: «Je suis obligé de me résigner à attendre de l’argent, mais en recevrai-je assez pour faire ce que j’ai entrepris? Non! Je ne me fais point d’illusion, je le sais d’avance... Je vais me diriger vers l’Araucanie qui est entièrement indépendante du Chili. C’est le plus beau pays du Chili, très peu peuplé. Les Chiliens n’ont pu soumettre ces tribus ; je me mettrai en contact avec les caciques qui sont les chefs, et avec de la patience, j’ai l’espoir d’arriver à un résultat satisfaisant
L’Araucanie est alors en plein chaos. Le Chili qui s’est affranchi de la domination espagnole en 1826 ne s’estime plus lié par les traités que l’ancienne puissance coloniale avait signés avec les Mapuches. L’armée du jeune État s’est lancée à la conquête de ces terres que les Espagnols n’avaient jamais pu envahir.
Le prince de Tounens n’a plus rien à perdre. L’Araucanie à feu et à sang lui offrira peut-être une dernière chance. Par quelques lettres il annonce son arrivée à Magnil, le grand chef des Mapuches en guerre dont le peuple se trouve dans une situation désespérée. Lequel a rêvé qu’un roi viendrait après lui pour unifier les Mapuches et leur donner les moyens d’écraser les envahisseurs de leur terre. C’est Cherburbué, le héros mythique qui avait conduit les guerriers du chef Kaupolikan à la victoire contre les Conquistadors.

 

 

 

Juan, un militant de la cause
Mapuche à Santiago.

Juan, un militant de la cause
Mapuche à Santiago.

L’intérieur d’une église typique de Chiloé, en bois et en couleurs, construite par les missionnaires.

Le 20 novembre 1860, le roi d’Araucanie, reconnu par son peuple depuis quelques jours seulement, décrète: «Considérant que les indigènes de Patagonie ont les mêmes droits et intérêts que les Araucaniens et qu’ils déclarent vouloir s’unir à eux, pour ne former qu’une seule nation sous notre gouvernement monarchique constitutionnel. Avons ordonné et ordonnons ce qui suit: La Patagonie est réunie dès aujourd’hui à notre royaume d’Araucanie et en fait partie intégrante. Signé: Orllie-Antoine Ier.»

CHASSE À L’HOMME

Le roi des Mapuches vient de tracer les limites de son royaume. Au nord, le rio Biobio et le rio Negro marqueront la frontière avec le Chili. À l’ouest, le Pacifique et à l’est l’Atlantique bordent les terres araucanes et patagonnes ; la cordillère des Andes ne sépare plus les Mapuches. Les montagnes formidables orientent le royaume vers le sud. Le détroit de Magellan et la Terre de Feu en constituent les confins.
Mais la farce a assez duré. Le gouvernement chilien n’a pas l’intention de laisser un Français, fût-il prince, lui couper l’herbe sous les pieds et s’accaparer des territoires que le Chili convoite et pour lesquels il a déjà sacrifié des centaines de soldats. Ordre est donné au colonel Saavedra de capturer Orllie-Antoine Ier avant que les Mapuches ne représentent un danger politique aussi sérieux que la menace militaire qu’ils font peser sur les winkas depuis des siècles. Les arguments juridiques développés par le roi sont en effet imparables. Puisque le pays mapuche est considéré comme terra nullius – n’appartenant à personne – les prétentions de l’aventurier français sont aussi légitimes que celles du gouvernement. Moralement, les ambitions de Tounens sont même infiniment supérieures, puisque les Mapuches qui occupent le territoire depuis des milliers d’années acceptent volontairement son autorité alors qu’ils considèrent les Chiliens comme des ennemis et des envahisseurs.
Pendant deux ans, les soldats de Saavedra vont traquer le roi entre le Pacifique et la face ouest de la cordillère des Andes. La chasse s’organise sur un territoire dont le Chili a fait depuis le parc national de Torres del Paine. C’est un pays fantastique bousculé de volcans, de profondes rivières, de lacs explosant de tous les bleus que les rayons du soleil, tombant d’un ciel toujours changeant, peuvent inventer. Là où naissent les vents patagons, les plus puissants du monde, qui transforment une braise agonisante en océan de feu. Avant de filer plein sud pour démonter deux océans aux alentours du cap Horn. Une terre que l’on pourrait croire habitée par les titans quand les glaciers grondent et craquent. Le prince de Tounens était peut-être fou. Il faut l’être, au moins un peu, pour se déclarer souverain de ces contrées dominées par les « cornes » granitiques acérées de Torres del Paine.

Antoine de Tounens, né dans le Périgord en 1825, proclamé roi d’Araucanie et de Patagonie en 1861 sous le nom d’Orllie-Antoine Ier. (Magite Historic / Alamy Stock Photo)

TOURNÉ EN RIDICULE

Trahi par son interprète, le roi des Mapuches est capturé par les Chiliens en 1862. On veut le fusiller séance tenante, mais à Santiago on considère que ce serait une erreur. On sait que les Mapuches se sont attachés à leur monarque. On sait aussi que la vengeance est le fondement de leur culture guerrière. Un crime, un outrage ne doit jamais rester impuni. Mort, Orllie-Antoine Ier serait bien plus gênant que libre.

La ville de Valparaiso et ses constructions multicolores.

La glace et le feu dans le parc national de Torres del Paine.

À la perpendiculaire du mausolée, surmonté d’un ange qui semble bénir l’exterminateur, une allée file jusqu’au mur d’enceinte entre des tombes de marins anglais, de commerçants italiens, de danseurs mondains, de gauchos juifs ou de jeunes exilées croates. Là, on a dressé la statue d’un indien Ona, vêtu d’un simple pagne. El Indiecito est vénéré comme un saint chrétien. Autour de lui, des dizaines de plaques de marbre adressent des bénédictions et des remerciements pour une guérison, la survie à un naufrage, la misère évitée. À Punta Arenas, bien avant Valparaiso, les pauvres se sentaient plus proches des Indiens que de ceux qui voulaient être des rois en Patagonie.

Aux pieds de la statue, une inscription du gouvernement chilien proclame: «Ci-gît l’Indien inconnu, émergeant des brumes de l’incertitude historique et géographique, reposant dans l’amour de la patrie chilienne, pour l’éternité. » Qui sait ? El Indiecito fut, peut-être, pendant quelques jours, quelques semaines, un sujet de Sa Majesté Orllie-Antoine Ier.

N°141

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